120 bateaux sont amarrés depuis deux ans dans le site classé des ports puniques, mettant en péril l'intégrité d'un précieux monument. L'Etat, lui, n'a pas réussi mardi dernier à appliquer un jugement d'évacuation des ports, préférant reporter l'exécution de la loi à des temps postélectoraux. L'affaire traîne en longueur. En attendant, l'Unesco menace de déclasser Carthage... Carthage, l'ancienne cité punique, a beaucoup changé depuis la révolution. Des kiosques et des constructions anarchiques poussent au cœur de la forêt, dans le cirque antique et jusque sur la colline de Byrsa, sans que les autorités municipales et gouvernementales n'arrêtent des travaux illégaux initiés sans autorisation. Le cas des ports puniques sur lequel La Presse avait déjà enquêté en avril 2013(*) reste étonnamment insoluble malgré la polémique et le bruit que cette affaire a déclenchés depuis presque deux ans. 120 plaisanciers sont venus dès l'année 2012 occuper les berges fragiles de ce site historique symbole du génie militaire de Carthage et de la flotte invincible d'Hannibal. Des quais en béton ou en bois renforcés de carton bricolés par les gardiens des lieux, des membres des Ligues de protection de la révolution(LPR) du Kram, rattachent désormais aux rivages des hors-bords et de petits yachts clochardisant et assaillant un lieu de mémoire. Un endroit unique au monde, de forme circulaire, imbriqué naguère dans un port marchand et classé par l'Unesco sur la liste du Patrimoine mondial de l'humanité en 1979. Et par la suite par l'Etat tunisien à deux reprises, en tant que site historique et dans le classement général de Carthage. Mais l'affaire se révèle juteuse : les gardiens perçoivent contre leurs bons services — «sécuriser les lieux» — comme le déclare l'un d'eux, des mensualités allant de 20 à 70 D selon le volume des bateaux. Et le port devient un parking très bon marché pour des plaisanciers venus des divers coins de la République... «Nous attendions de l'Etat qu'il reprenne son bien» C'est ce qui a déclenché la colère des habitants et amoureux de la cité punique structurés dans trois associations : « Les Amis de Carthage», «Les Riverains de Carthage» et les «Amis de la Maâlga». Leurs membres, dont plusieurs architectes, archéologues et historiens et citoyens de tous bords, se sont beaucoup mobilisés depuis le début de l'année 2013 pour sensibiliser la municipalité, l'Institut national du patrimoine (INP), le ministère de la Culture et la présidence de la République quant à la grave dégradation des ports. «Nous attendions de l'Etat qu'il reprenne son bien. Les ports puniques ne sont ni un port de plaisance, ni de pêche », répète aujourd'hui encore l'archéologue Leïla Sebaï, présidente de l'Association des Amis de Carthage et auteur d'un texte émouvant, un « plaidoyer pour Carthage», publié sur nos colonnes le 15 octobre dernier. Des courriers ont été envoyés à ces différentes autorités. Une commission mixte entre la société civile et des cadres ministériels a été formée au ministère de la Culture. Et des journées d'études ont été organisées par les deux associations, les Amis et les Riverains de Carthage, en avril 2013 pour alerter encore plus les pouvoirs et la société civile par rapport au péril de destruction massive qui menace le patrimoine de la cité fondée par Elyssa. Et même si, accompagné des ministres du Tourisme, de la Culture et de l'Equipement, le président provisoire de la République, Moncef Marzouki, a effectué en mai 2013 une visite de terrain aux ports puniques, rien n'a réussi à déloger les nouveaux locataires du port. Et ni le passage du S.G. des Nations unies en Tunisie Ban Ki-moon, le 11 octobre dernier, ni l'entretien qu'il a accordé aux membres des associations de sauvegarde de Carthage, à la fin duquel il a déclaré : «Le sort de Carthage nous intéresse tous, car si Carthage est tunisienne, elle appartient aussi au monde !» n'ont réussi à débloquer la situation. L'affaire traîne en longueur... Mi par déliquescence de l'autorité de l'Etat en cette période transitoire, mi par complexité de la situation juridique des ports, personne n'ose intervenir dans une zone archéologique et en même temps domaine maritime. Laisse-t-on faire également les gardiens du port pour leur proximité avec le président provisoire ? Les calculs électoralistes sont-ils entrés en jeu ici aussi ? Ces questions et bien d'autres taraudent les riverains. Un maire toujours aux abonnés absents Encore plus paradoxale est la position de la municipalité de Carthage dirigée par un maire qui s'est fait connaître de par le monde pour sa défense acharnée du site d'Angkor lorsqu'il travaillait à l'Unesco. Toujours aux abonnés absents, l'historien et archéologue Ezzedine Bach Chaouch, ancien ministre de la Culture, historien, archéologue et auteur de plusieurs articles et essais sur Carthage, reste complètement passif quand il s'agit de défendre la cité antique qu'il dirige. M. Hammami, son bras droit, nous déclarait en avril 2013 : «Nous n'avons pas d'autorité sur cette zone historique, dont l'exploitation revient à l'Agence du patrimoine et le droit de regard à l'Institut national du patrimoine». Un jugement préconisant l'évacuation des ports a été prononcé il y a deux mois. Pour l'appliquer, l'Agence du patrimoine a loué mardi 9 décembre une grue afin de transporter les bateaux et les déposer dans un parking municipal à Sidi Bou Saïd. Mais l'opération a été perturbée par les plaisanciers. «De plus, ni des représentants de la municipalité, ni ceux du ministère de l'Intérieur n'étaient présents mardi dernier pour aider à l'application de la loi. Pour éviter les tensions en cette période électorale, nous avons préféré reporter l'exécution du jugement à des temps plus apaisés», explique Ali Ben Mustapha, responsable de la gestion du site de Carthage à l'Agence du patrimoine, qui croît «plus au dialogue qu'à la logique de la force». Les riverains semblent, eux, de plus en plus exaspérés : «C'est comme si quelqu'un décidait de stationner sa voiture en pleine voie publique ! Et on parle de négociation avec ces gens-là !», renchérit Leïla Sebaï. «Il aurait fallu agir beaucoup plus tôt. Les autorités ont laissé pourrir la situation. Aujourd'hui, les rives s'affaissent. L'eau s'infiltre en dessous de l'île de l'Amirauté et du mausolée de Lella Salha sous le poids des bateaux. Tout le site est en train de s'écrouler. Le port semble réellement en péril actuellement», réplique Meriem Ben Rachid, architecte et membre de l'Association des riverains de Carthage. Si Leïla Sebaï partage l'idée que le timing de l'opération du mardi dernier est inapproprié, elle exprime d'autres appréhensions : «Toute cette histoire est voilée d'une brume épaisse. Il y a comme une volonté de détruire de nouveau Carthage. Et dire que les ports puniques sont le monument le plus protégé de Carthage. C'est un défi à la loi. Nous vivons dans un Etat de non-droit !». Carthage peut perdre sa position de «site du patrimoine mondial» L. Sebaï et M. Berrachid continuent à militer pour l'adoption au plus vite du plan de protection et de mise en valeur de Carthage-Sidi Bou Saïd (Ppmv), que les deux dames considèrent comme « la vraie protection de Carthage». L'ancien régime avait bloqué ce document pour faire main-basse sur Carthage en changeant le caractère de plusieurs terrains archéologiques en vue d'une exploitation immobilière. Les différents ministres de la Culture venus après le 14 janvier n'ont point attaqué ce dossier. Le Ppmv est en fait un instrument juridique qui détermine la limite entre les zones archéologiques et celles constructibles et préserve des dizaines d'hectares non-aedificandi, dans un parc archéologique, à la fois réserve pour les chercheurs et espace de détente et de promenade pour les Tunisiens. Ce plan élaboré en 1999 par une équipe d'historiens, d'urbanistes et d'architectes a été réactualisé en juin dernier. «Pourquoi sa publication dans le Journal officiel tarde-t-elle ? Qui a intérêt à ce que les décrets d'application de ce plan ne voient pas le jour ? Est-ce les mêmes spéculateurs immobiliers du temps de l'ancien régime ?», s'interroge Leïla Sebai. L'Unesco avait donné l'année passée à la Tunisie jusqu'au mois de février 2015 pour engager la dynamique de la mise en place du Ppmv. Une menace réelle de déclassement pèse aujourd'hui sur les ports puniques et sur tout Carthage si les autorités continuent à mener cette politique de l'autruche face au dépérissement d'un site vieux de trois mille ans... *Voir notre enquête publiée le 17 avril 2013 : «Les ports puniques assaillis par une flotte de plaisanciers».