Par Zeineb BEN SAID CHERNI * Noureddine Ben Kheder, dirigeant et cofondateur du mouvement Perspectives, est décédé le 10 février 2005. Dans le souci du devoir de mémoire se dégage une dimension éthique qui est loin d'être identifiée au culte des grands hommes, c'est une façon de rendre proche un absent dont l'apport en luttes a été occulté, voire discrédité, par un ordre répressif. L'Uget, Sartre et Fanon Jeune étudiant à Paris au début des années 60, il fut membre actif de l'Union générale des étudiants tunisiens créée en 1956. Nouredine Ben Kheder amorça son activité politique dans le milieu étudiant. Son intérêt pour la politique s'est fait sous l'influence de son père, militant pour l'indépendance nationale et yousséfiste de surcroît. Il a fréquenté l'entourage de Sartre à Saint-Germain des Près et il dit explicitement que c'est à travers les citations de ce philosophe existentialiste qu'il a découvert le marxisme. L'engagement est une disposition subjective, elle récuse la passivité et la simple réceptivité passive de la foi. Vigilance intellectuelle, choix et délimitation du sens à octroyer aux situations par un procès décisionnel en éveil permanent, telles furent les qualités morales et psychologiques de Noureddine Ben Khedher. Il lisait «Les temps modernes» et avait de l'admiration pour Mehdi Ben Barka et pour Mohamed Harbi, cadre à l'époque au FLN. Les idées tiers-mondistes, l'indépendance de l'Algérie était un moment crucial qui ne faisait que raffermir sa disposition à s'impliquer sans cesse et à transformer ses choix en actes. Fanon était là de surcroît. «L'attachement à la terre natale», comme il se plaît à le dire, dessine des visées qui commanderont l'orientation de sa conception du politique : le patriotisme et le sens de l'engagement responsable étaient des valeurs primordiales qu'il a su préserver toute sa vie durant. «Il n'y avait pas de raisons pour ne pas s'engager, dit-il, que ce soit dans la vie personnelle ou active» Sartre lui a indiqué qu'on ne peut faire de la politique qu'en passant par un procès d'individuation mûr, mais il lui indiqua aussi que «Le marxisme est l'horizon philosophique incontournable de notre temps».C'est en 1963 qu'il fonda avec Ahmed Smaoui, Mohamed Mahfoudh Hachemi Jegham, Mohamed Charfi, Khemaies Chemmari, Hassen Ouerdani et Abdehamid Mezhghani, l'organisation politique Perspectives. Par la suite, il décida de rentrer en Tunisie en 1964 pour connaître les problèmes de son peuple et militer de près. L'organisation Perspective a été d'abord un groupe d'études et d'actions Socialistes Geast, dont l'objectif est de tenter de comprendre les données sociéconomiques de la Tunisie et de tenter, par la suite, de la transformer sur la base des valeurs de justice, de liberté et d'autonomie du système économique national, d'une façon radicale. L'incontournable théorie de la valeur de Si l'internationalisme constituait la trame universaliste des perspectivistes, Noureddine avait une démarche de patriote, connaître la Tunisie et trouver une voie politique qui se démarquerait de celle des idéologies qui prévalaient à l‘époque dans le milieu estudiantin, à savoir l'idéologie du Destour et les pratiques usurpatrices et la malversation qui ont accompagné les élections de l‘Uget lorsque l'urne a été subtilisée pour falsification des résultats par les destouriens, alors que la gauche avait gagné les élections. L'expérience tunisienne de Perspectives : surveiller et punir Nouredine Ben Khedher est passé devant la Cour de la sûreté de l'Etat en 1968 avec ses camarades de Perspectives pour avoir réclamé la liberté d'expression et critiqué le régime de Bourguiba. La peine qui lui a été infligée par ladite cour a été de 16 ans de prison. Il bénéficia d'une grâce de Bourguiba en 1970 mais qui lui a été retirée en 1974. Il sévit alors dans les prisons médiévales de Borj Erroumi sur simple décret présidentiel sans aucun jugement et ce jusqu'à la fin 79. Mzali avait décidé, à cette date, d'une petite libéralisation politique qui a permis aux militants Perspective -Amel Tounsi de sortir de prison. Si Noureddine Ben Khedher a affirmé à propos des perspectivistes «qu'ils sont les enfants illégitimes» de Bourguiba parce qu'ils ont cru en l'indépendance nationale, il ne manqua pas, par ailleurs, de cerner les distances qui les séparent de celui-ci. C'est que les enfants illégitimes sont reniés, rejetés et réprouvés, et pour cause, car si Bourguiba, dit Ben Kheder, a octroyé un caractère institutionnel aux revendications émancipatrices et qu'il a promu et généralisé l'instruction publique, il a opté, vis-à-vis de la guerre du peuple vietnamien, pour les positions «des plus réactionnaires», cultiva le culte du pouvoir personnel et consacra un appareil d'Etat despotique chargé de se défaire de tous ceux qui s'opposent à lui politiquement. De l'extérieur, nous jeunes étudiants entendions parler de Ben Khedher, le fondateur de Perspectives, courageux et ferme malgré des problèmes de santé sérieux qu'il a gérés avec beaucoup de courage. En 1968, il a été accusé de complot contre la sûreté de l'Etat, d'appartenance à une organisation non autorisée et d'insultes contre des personnalités du régime et contre les envoyés des Etats-Unis et du Viet-nam du Sud». La détention est un calvaire, que nous avons vécu nous aussi en 1973 lors de notre arrestation. Les techniques de la torture visent à incruster la terreur dans le corps des détenus, elles commencent par les insultes humiliantes et deviennent de plus en plus violentes. Mise à nu des détenus, cravaches, balançoire, lampe électrique, coups sur la plante des pieds, mutilation du corps en faisant asseoir le détenu sur une bouteille brisée, etc. constituent autant de pratiques qui marquent le corps d'une façon inoubliable comme on marque un esclave au fer. Les douleurs imprimées sur le corps et réactivées par l'imagination restituent le souvenir des sévices et déstabilisent les affects afin de faire de la soumission et de la peur les modalités d'une gouvernance absolue et irrécusable. Tel furent les spécificités du pouvoir exécutif de Bourguiba, l'homme des lumières et l'autocrate. Sorti de prison, il persévéra dans son être avec courage et détermination refusant toute compromission avec le régime de Ben Ali. Noureddine choisit la voie de l'autonomie. Esprit indépendant, il perpétua son identité de militant de gauche par son engagement dans la Ligue des droits de l'Homme, par ses interventions critiques du pouvoir, sur la presse, et par sa tentative d'unification de la gauche au sein du groupement «l'Initiative démocratique». Forgeant sans relâche son identité de citoyen engagé pour la liberté et la justice, dans une dynamique d'autoreconstitution incessante, Noureddine Ben Kheder est devenu de nouveau le rassembleur et le leader de l'extrême gauche non organisée. Il a été jusqu'à la fin de ses jours l'aîné et l'intellectuel de gauche qui conseillait, analysait et orientait ses amis par la perspicacité de ses approches politiques, son désintéressement et la sincérité de son amour pour la Tunisie. Il n'a d'ailleurs jamais désespéré d'un devenir meilleur pour les Tunisiens. A propos de la répression, il fut un visionnaire car il a toujours pensé qu'un changement politique radical était possible en Tunisie. Il a déploré l'irresponsabilité des hauts gestionnaires des affaires de l'Etat qui ont exercé la répression et qui font vite de se décharger sur leurs subalternes : «Le drame de la répression en Tunisie, dit-il, c'est que tout le monde devient amnésique. Aujourd'hui, tous disent on ne savait pas !». Mimétisme, injonctions et culture La culture a été au centre de ses préoccupations. Noureddine appelle à l'irruption d'un sens nouveau de l'histoire qui nous dégagerait de l'expression stérile de la délégation mécanique et des transpositions mimétiques pour ouvrir les perspectives d'une co-implication permanente, d'un choix et d'une participation délibérée de chacun à la vie citoyenne. Dans cette optique, il misa aussi sur la culture. Savoir, littérature, art et créativité relèvent d'une forme de résistance afin de faire de la métaphore et du verbe direct et masqué un lieu d'expression libre. La culture est tributaire de la liberté et la censure, dit-il, «neutralise les vocations». Instruire, inciter à la réflexion, débattre et communiquer constituent un rempart contre les crispations identitaires et la violence. La reproduction mimétique des injonctions et des dogmes sans réflexion est l'expression d'une adhésion mécanique à un devoir être et à des stéréotypes qui vident un peuple de son esprit et de son ingéniosité. Dans un entretien qu'il a donné à Kamel Ben Ouennès en 2009, Noureddine dit : «Permettre aux gens de parler, de s'exprimer, c'est une hygiène sociale qui aide à conjurer la violence physique et à transformer les rapports sociaux en débats, en joutes, ou même en polémiques, mais toujours dans l'intégrité physique de l'autre». (*) Présidente de l'Association Perspectives-Amel Ettounsi, Mémoire et Horizons docteur en philosophie et en soci logie