Le Forum social mondial, tenu à Tunis entre les 26 et 30 mars, a été un moment de répit pour les jeunes, mais aussi pour la classe politique en Tunisie. Moins de crispations, d'angoisses et de peur du lendemain. Les Tunisiens ont eu l'occasion de réfléchir, de s'exprimer dans l'exaltation et la joie au sein d'un espace cosmopolite qui rapproche des jeunes, des adultes, des femmes et des hommes en quête de moyens susceptibles de créer un ordre mondial nouveau, juste et sans exploitation. Penser et repenser les modalités internationales de la remise en cause d'un ordre économique néo-libéral est l'un des objectifs de ce Forum. Délocalisation libre des capitaux, surexploitation de la main -d'œuvre, retrait des idéaux socialistes et des politiques solidaires constituent les contraintes qu'impose, en ce vingt-et-unième siècle, la mondialisation. Il en découle sur le plan social le sous-emploi, la précarité des conditions de travail, la misère, la famine, les révoltes anarchiques et destructrices, et la criminalité recrudescente. L'homme n'est plus une fin en soi. La paupérisation atteint les diplômés, la classe moyenne, et ce, dans les pays du Nord comme du Sud. Dans ces contrées, les hommes peinent, mendient, meurent de faim, s'immolent de désespoir ou se jettent dans un cargo pour franchir en clandestins les frontières, mais se trouvent, par malchance et fréquemment, happés par les courants d'une mer, paisible ou agitée, qui ne saurait les secourir qu'en leur offrant un gite fatal et inaccessible qui estompera à jamais leur souvenir. Devant la barbarie instrumentale du capital insatiable et inhumain, la société civile et des organisations indépendantes se sont rassemblées dans ce Forum mondial pour penser aux alternatives d'un nouveau monde juste et préservant cette dignité humaine à propos de laquelle Kant dit que «c'est cette dimension de l'humain que l'on ne peut nullement soumettre à une valeur mercantile». Histoire de perspectives Dans ce cadre, une activité au sein du Forum a été organisée autour de l'histoire de Perspectives (El âmel ettounsi). L'initiative a été prise par un groupe d'anciens militants de ce groupe. Cette organisation politique, née en 1963, amorce par cette activité la célébration de son cinquantenaire. Cinq communications ont été présentées par six militants de l'organisation : Tahar Chergrouch, Amel Ben Aba, Laâroussi El Amri, Zeïneb Ben Saïd Cherni et Habib Marsit. Ces militants ont tous été jugés par la Cour de la sûreté de l'Etat et exclus du travail. Certains ont purgé de longues peines dans un lieu de déportation consacré aux criminels, à savoir Borj Erroumi, ce qui est le cas de Tahar Chegrouch et de Laâroussi El Amri. Le thème des interventions faites dans le cadre du FSM a été : Révolution, répression et luttes politiques. La question des conditions de la naissance d'un tel mouvement a été abordée par Tahar Chergrouch et par Hassen el Ouerdani. La lutte pour l'indépendance de la Tunisie, de l'Algérie et la montée des mouvements d'indépendance portèrent les étudiants maghrébins à entrevoir la possibilité de formation d'organisations estudiantines indépendantes, et c'est dans ce cadre qu'est né le Groupe d'étude et de réflexion socialistes (Geast) à Paris. Le mouvement s'est radicalisé sous l'impact des crises sociales et économiques que connut la Tunisie. La coercition du pouvoir d'Etat qui a interdit le parti communiste en 1963 et la montée des luttes populaires anti-impérialistes, puis la guerre des 6 jours en 67 à la suite de laquelle Mohamed Ben Jennet fut condamné à 20 ans de travaux forcés portèrent le mouvement à se radicaliser. Amel Ben Aba lia son activité militante dans le groupe Perspectives à la révolution du 14 janvier, moment crucial où le regroupement devant le ministère de l'Intérieur pour scander le mot «dégage» vient évoquer les douleurs refoulées de l'incarcération dans cet endroit où s'exerce la torture dans ses manifestations les plus odieuses. La chute de l'Etat Le 14 janvier 2011 suscita des émotions énormes : le peuple veut la chute de l'Etat, il veut la révolution. Pour les perspectivistes, la révolution était le lieu de condensation d'idéaux, un foyer d'idéalisation où se condensent les aspirations d'une génération de jeunes étudiants révoltés par l'injustice et la malversation. La révolution était un absolu à atteindre où se profilent la justice, la démocratie, la liberté d'expression, l'autonomie vis-à-vis des impérialismes divers et la prospérité des couches populaires. Cette aspiration à l'émancipation du peuple tunisien coûta cher aux perspectivistes qui passèrent devant la Cour de la sûreté de l'Etat créée à leur intention. Ils furent torturés d'une façon barbare, et condamnés à de lourdes peines de prison qui s'étalent entre 12ans de prison ferme et 6 mois avec sursis, accompagnées de radiations de la fonction publique. A propos de ce mouvement, M. Foucault, qui était enseignant à l'Université de Tunis, dit que la lutte de Perspectives était un engagement total que l'on paie de sa santé , de son corps et de sa vie. Et c'est avec beaucoup d'amertume qu'il constate l'écart qui le sépare du mouvement de mai 68. Ce mouvement a développé une praxis de l'autorecréation de soi et de la résistance. Telles sont les idées développées par Zeïneb Cherni. Habib Marsit décela les lieux d'implantation sociale du mouvement Perspectives et qui sont le mouvement estudiantin, ouvrier syndical et féministe, il démontra que la revendication de l'autonomisation du syndicat des étudiants trouve son origine dans le mouvement Perspectives. Un documentaire sur la torture a été présenté et commenté par Simone Othmani, militante dans la section tunisienne d'Amnesty International et épouse d'Ahmed Othmani ou Ben Othman, dirigeant de Perspectives qui fonda l'organisation internationale Penal Reform International après qu'il eut quitté Borj Erroumi.