Par Raouf Seddik La mémoire est un pouvoir. Pouvoir sur le territoire revendiqué d'un passé qui, parce que nous lui appartenons, nous appartient aussi. Quel que soit ce passé, si contraire qu'il puisse sembler par rapport à la représentation que l'on se fait d'une vie de libre épanouissement, il est notre domaine propre. Perdre le pouvoir sur ce territoire, ne pas savoir en garder les limites, tolérer des incursions ou même laisser la contrebande s'organiser de telle sorte que ce qui est sien passe frauduleusement en territoire étranger et que ce qui est étranger se retrouve dans son territoire propre, bref, instaurer ou seulement permettre l'ordre de la porosité aux frontières, c'est s'exposer à subir la domination... Voilà pourquoi il faut un militaire et un douanier sourcilleux derrière l'historien qui est en nous ! Notre passé nous est subtilisé lorsqu'il est insidieusement altéré... La perte de la liberté est la conséquence d'un renoncement à la mémoire. Ou en tout cas d'un mauvais travail de conservation. D'un travail qui glisse lentement dans une sorte de confusion. C'est la raison pour laquelle, à l'inverse, retrouver la liberté, engager la résistance à la domination, cela commence toujours par une reconquête de la mémoire... D'où le fait que, dans notre monde où règnent toutes sortes de colonialismes psychologiques, garder la mémoire relève d'un esprit guerrier. Ce qui ne veut pas dire guerroyeur, comme beaucoup le comprennent à tort. Cet esprit guerrier développe ses propres techniques. Pour lutter contre la dissémination de la «contrebande», il compose par exemple des chants et les fait apprendre par cœur... Dans l'histoire des peuples, on voit même que les textes religieux remplissent cette fonction particulière et que, indépendamment de leur contenu, ils représentent surtout l'emblème d'un héritage qui, dans la mesure où il peut être appris par cœur, constitue un antidote au vol du passé... Songeons ici à la Torah pour les juifs tout au long de leurs pérégrinations, mais aussi au Coran pour les Morisques lorsque l'Espagne passe aux mains des chrétiens et qu'ils subissent une politique de conversions forcées... Notons bien que, entre le départ des derniers sultans musulmans de Grenade en 1492 et l'expulsion des Morisques en 1609, il se passe plus d'un siècle pendant lequel la plupart d'entre eux cessent tout à fait de parler l'arabe... Cependant, ils continuent de réciter les sourates, souvent sans même en comprendre le sens. Ce que nous avons essayé de montrer au fil de cette chronique, toutefois, c'est que la mémoire a aussi ses vagabondages. Ses aventures. Et que c'est précisément à la faveur de telles aventures qu'à la fois sont explorés de nouveaux territoires et que sont initiées de nouvelles expériences de civilisation... Tout se passe comme si l'humanité joue avec ce jouet qu'est la mémoire et, de temps en temps, se trouve happée par l'une ou l'autre de ses facettes. C'est que la mémoire est également pouvoir d'ubiquité : être là et ailleurs, dans le présent et dans le passé, dans le présent et dans l'avenir aussi, parce qu'il y a une mémoire du futur... Et l'ubiquité dont il s'agit ici rejaillit sur l'identité de celui qui accomplit cette migration dans l'espace et dans le temps: le moi se glisse dans le tout du monde au point d'en tenir lieu, ou s'efface devant l'infinité de Dieu, le tout Autre, mais de telle sorte que la faveur de sa grâce accorde une infinie proximité. Ce que nous avons appelé la mémoire de la Promesse — promesse abrahamique — correspond ainsi à l'une de ces facettes. Elle fait son entrée sur la scène de l'histoire universelle lorsque Constantin le Grand adopte le christianisme comme religion de l'empire romain. Des circonstances socio-politiques ont pu dicter l'abandon de l'ancienne religion romaine et son remplacement par ce qui n'était alors que la croyance d'une communauté issue du judaïsme. Il est d'ailleurs légitime de se demander si cette expérience «monothéiste» de la mémoire aurait connu le destin qui fut le sien sans cette décision politique. Toutefois, comment le savoir ? Ce qu'on sait, en revanche, c'est que cette expérience va non seulement durer, mais donner lieu à une autre branche, une branche rivale. De telle sorte que l'ancien monde méditerranéen, mais aussi de vastes régions tout autour vont passer sous l'empire de cette expérience, en se partageant entre deux grandes zones... Islam et Chrétienté ! Le conflit de légitimité qui va opposer ces deux aires d'héritage cache en réalité deux manières différentes d'appréhender la Promesse et d'en reconduire la mémoire. Au-delà du rapport de rivalité, cela ouvre l'espace d'un échange et d'une confrontation féconde autour du sens à donner à cette promesse. Ceux qui s'arrêtent sur les épisodes guerriers qui ont marqué l'histoire, ainsi que les polémiques théologiques, ne voient pas l'opportunité donnée à l'une et l'autre branche d'utiliser la confrontation pour préciser et approfondir les positions, loin de tout «monologue». Porter la mémoire de la promesse suppose en quelque sorte que soit assumée cette confrontation, c'est-à-dire qu'elle soit menée à son terme. Et c'est la raison pour laquelle se trouve justifiée, dans chacun des deux camps, la fidélité à sa propre tradition. En somme, il y a deux raisons distinctes qui poussent dans ce sens: l'attachement à un territoire du passé, comme nous le disions au début et, d'autre part, l'attachement à une expérience qui n'a pas livré toute sa vérité et qu'il s'agit de poursuivre, de ne pas abandonner en cours de route... Enfin, le fait que l'époque que nous vivons soit une époque post-critique, une époque qui confère à l'épreuve du doute radical le statut de point de départ pour la pensée, cela non plus n'est pas un obstacle décisif à cette fidélité. Pourquoi ? Parce que le doute induit une relecture. De telle sorte que porter sa propre tradition, c'est porter le projet de régénération de cette tradition : non plus suivre passivement, dans le renoncement suicidaire au pouvoir de sa raison, mais aller à la rencontre d'un sens nouveau : un sens à la fois plus libre de toute croyance, de toute certitude admise, et plus déconcertant