Par Abdelaziz Kacem - Emna Cherki, est une jeune blogueuse de 27 ans. Naïve, elle a pris pour argent comptant les slogans libertaires d'une Révolte à deux sous, ou à deux roues, par référence à une certaine brouette. Seuls les vieux de la vieille avaient compris que nous avions quitté une tyrannie pour nous engouffrer dans une autre, une théocratie rampante et rétrograde. Se croyant en Europe, Emna se mit à griffonner sur son mur virtuel des revendications auxquelles quatorze siècles d'immobilisme s'opposent. Jusqu'à ce maudit lundi 4 mai où elle a eu la mauvaise idée de partager une page dédiée au Covid, semblable dans sa présentation à une sourate. Elle l'avait piquée chez un Algérienne, médecin de son état. Mais l'Algérienne vit en civilisation, à la Ville Lumière. Le 5 mai, Emna est convoquée au poste, puis chez le juge d'instruction. Inculpée d'"Atteinte au sacré, aux bonnes mœurs, d'incitation à la violence". Prévu pour le 28 du mois, son procès est renvoyé au 2 juillet… Le verdict vient de tomber. À la grande satisfaction des takfiristes, elle vient d'écoper d'une peine de six mois de prison ferme et de 2000 dinars d'amende. Ses avocats seraient bien avisés de veiller à ce qu'elle purge sa peine en cellule, car de très nombreux musulmans candidats aux délices des Houris ont mis à prix la tête de la mécréante. Ça lui apprendra à se frotter à cette chose si vague et, pourtant, si criminogène, qu'est le sacré. Dans un article que j'ai publié dans la revue Leaders (version arabe) du mois de mai, j'ai essayé de relativiser les choses en expliquant que la littérature arabe classique et moderne regorge de pastiches et d'imitations coraniques. Certaines sont iconoclastes à outrance. Leurs auteurs n'ont guère été inquiétés. J'ai même cité le Grand Cadi d'al- Rayy, Abou al-Hasan al-Jurjâni (933-1001) qui soustrait le poétique à l'autorité du charaïque. Nous autres, professeurs de lettres, nous sommes rompus à l'explication de textes. Nous n'avons décelé dans le texte incriminé ni atteinte à la religion ni incitation à la haine. Mais, je m'abstiens de juger le travail des juges. Cependant, je m'inquiète. J'ai donné, ces dernières années, à l'Université Jean Jaurès de Toulouse, une série de conférences sur le thème : « Hérésie et transgression dans la poésie arabe ». Dans un contexte d'une islamophobie nourrie de terrorisme et de mœurs surannées, je voulais montrer aux étudiants maghrébins et à leurs camarades français de souche que les grands poètes arabes anciens et modernes n'avaient rien à envier à leurs confrères européens. En matière de pensée libre, nos Abou Nuwas, nos Bachar, nos Mutanabbi, nos Maarri étaient de véritables précurseurs. Je suis en train de rassembler ces conférences, en vue de leur publication dans un ouvrage actualisé. Je commence à avoir peur non pas pour ma modeste personne, mais pour ces poètes illustres, d'Imru' al-Qays à notre Abou al-Qasem Chebbi, qui risquent d'être interdits en vertu de l'article 6 d'une Constitution dangereusement piégée. C'est cet article perfide qui, au nom de la tolérance et de la liberté de conscience, s'avère facilement retournable contre toute liberté de penser. Toute ma sympathie pour Emna Cherki…