L'islam est amour. L'islam dont parle Malek Chebel dans son ‘'Dictionnaire amoureux de l'islam'', n'est pas simplement un territoire, une communauté ou un dogme, il est aussi un univers, une langue, un esprit. Il est un lien entre les hommes, à la fois par l'échange et le vivre ensemble, par l'Histoire, leur creuset commun, et bien sûr par la pratique qui s'en suit. Associer une religion à un sentiment comme l'amour, c'est aussi aimer d'un amour sans entraves une religion et une culture, aimer ce qu'elle a produit d'immense, détester ses avatars, ses compromissions et ses replis dévastateurs, telle est l'ambition du livre de Malek Chebel dont on publiera quelques extraits durant le mois de Ramadan. Un livre qui conte la cour des miracles, chante le caravansérail et promet des châteaux en Espagne. Il y est questions de guerriers de philosophie, de mécènes et architectes. Une épopée guerrière, donc un mythe inatteignable, une marche vers la culture et la civilisation, l'ultime façon d'évoquer le désert, le harem, le hammam, le parfum et cette lumière vespérale qui jaillit de partout en islam. A Abu Nuwas Neuf siècles avant Casanova et Sade et dix siècles avant Baudelaire, Abu Nuwas (vers 762-vers 813) s'exprimait en libertin sur le vin, les éphèbes et les concubines. Cet homme était à la fois poète et révolutionnaire, esprit florentin le jour et jouisseur rabelaisien la nuit. Beaucoup de ses contemporains l'ont parodié, d'autres l'ont dévoué. Ceux qui ne l'avaient pas eurent tôt fait de le vouer gémonies, en le diabolisant. Abu Nuwas était ailleurs, les écoutait-il au moins, lui qui ne sentait l'âme voyageuse et le cœur vagabond. Des descendants d'Abu Nuwas, dont le talent, dit-on, aurait jeté dans l'oubli plusieurs centaines de ses prédécesseurs, tous excellents pourtant, on ne peut penser qu'ils fussent de simples parvenus piqués au vif par l'esthétisme de sa langue. Pourtant, les annales ne disent pas que ce maître de la débauche ( il faut entendre le mot débauche au sens large) ait été de quelque manière inquiété par tel mollah ou tel imam, ni même gêné par un archaïsme rétrograde dont certains, de son temps comme du nôtre, se complaisent à affubler l'islam et les musulmans. Le palais abbasside En compagnon goguenard et sceptique du calife Haroun Rachid (764-809), Abu Nuwas n'a cessé d'animer de sa verve joyeuse les interminables banquets du palais abbasside, jetant son dévolu sur des belles à la chair moelleuse... Son nom complet est Hassan Ibn Hani Al-Hakami, dit Abu Nuwas, ce qui signifie l'homme à la chevelure bouclée. Protégé des califes abbassides Haroun rachid ( 766-809) et de son fils Al-Ma'mun (786-833), Abu Nuwas fut le plus pertinent des poètes classiques, le dernier aussi, et le premier des modernes. Il passe pour avoir affranchi la poésie de son temps en la dotant d'une truculence et d'uen liberté de ton qui lui étaient encore inconnues. En cette image il lui a survécu, décalée et plutôt flatteuse. Un dilettante raffiné que rien ne rebute, ni les chemins escarpés de la chair, ni l'indocilité politique, ni les délateurs aux aguets, encore moins ses pugnaces adversaires. Abu Nuwas, comme avant lui Omar Ibn Abi-Rabi'a (644-719), le dandy érotique de Médine et de la Mecque, est un amateur éclairé, libertin joyeux et maître de l'attaque acerbe. Champion de toutes les licences morales et poétiques, il a le génie de ne jamais se laisser aller à la facilité, comme de cultiver quelques galéjades stériles ou répondre aux détracteurs sur le même registre qu'eux. La poésie, sa vie Vivre, aimer et créer avaient pour lui un seul nom, la poésie. Abu Nuwas est né en Perse, à Ahwas, Ahvas ou Souk al-Ahwaz (en arabe), une ville du Khouziztan iranien qui fut aussi prospère. Après une première enfance dont on ne sait pratiquement rien, il se lance à la conquête de villes plus imposantes comme Bassora, Koufa et, surtout, Bagdad. Son père d'origine arabe mourut alors que le poète était encore enfant ; sa mère était une Persane qui passait pour être de mauvaise vie. Jeune adulte et pendant plus d'une année, fuyant la ville, Abu Nuwas partage l'existence d'une tribu de bédouins en vue de parfaire son arabe. Il put ainsi, sans entraves, goûter aux sonorités pures de l'idiome originel, se nourrir à son beau phrasé. Une telle plongée dans les abîmes secrets de la langue arabe lui sera d'un grand secours, et ne l'empêchera pas, bien au contraire, de se lancer dans l'innovation littéraire. Chantre de la jouissance Abu Nuwas a été le chantre de la jouissance sous toutes ses formes, non pas seulement la jouissance légitime, ou tolérée, mais également l'illégitime, la sulfureuse, la cocasse. En débauché, il se plaît à répéter qu'il était tout aussi pervers polymorphe, de nuit, que mondain et aristocrate, de jour. Puissamment protégé, il se livre à toutes sortes d'excès, sans que nous sachions exactement quelle part de fantaisie et d'opportunisme accompagnait ses excentricités. Abu Nuwas consacre la première partie de sa vie de poète à rédiger des élégies urbaines et des dithyrambes. Il y flattait mécènes et amis. En cela, il s'inscrivait encore dans la tradition de la poésie arabe classique, avec son prologue amoureux (nasib) et sa nostalgie du dernier campement. Plus débridée et insoumise a été la seconde partie de sa vie. Ce qui s'explique par une liberté gagnée au détriment des servitudes de la cour. Sexe, érotisme, pouvoir, ostentation, dérision en sont les maîtres mots, le bréviaire de son quotidien.