Il lit. Il lit et dévore des Textes. Il incorpore dans ses profondeurs et digère avec aisance les grands Récits de l'Histoire et des créations universelles. Sa mémoire incruste les références culturelles, trace une topographie de la création dans ses différentes expressivités artistique, littéraire, architecturale, mythologique et historique, en procédant par des sillages fructueux. C'est un bon lecteur, rare et précieux, figurant parmi ceux que Jorge Luis Borges a comparé aux « oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs ». Justement la lecture constitue l'utérus où se forment et prennent naissance la passion et le talent de l'écriture. « Lire est, un acte postérieur à celui d'écrire, plus résigné, plus courtois, plus intellectuel » poursuit Borges dans son prologue de L'Histoire universelle de l'Infamie. Bref, il s'agit de l'intellectuel, écrivain et esthète Abdelhalim El Messaoudi, un grand lecteur et un bon écrivain. Son dernier livre est paru récemment aux Editions Perspective. Un livre regroupant une quantité de textes traitant des paysages de la bêtise humaine, de l'idiotie qui atteint son point culminant et devient la tare redoutable qui affecte la mentalité arabe en général. Esthétique de la démesure Son écriture est singulière, conçue comme une pratique artistique et esthétique, s'ouvrant sur les technicités du cinéma, de l'art plastique, de l'architecture et de la musique. Dans ses textes, résonnent en effet, les rythmes, se composent les images, s'illuminent les couleurs et se dressent les formes géométriques, on dirait des vases communicants d'où se développait une synergie des sens du lecteur, afin qu'elle lui permette d'atteindre la pure jouissance intellectuelle au sens barthien. Son écriture se veut un art total réunissant diverses expressivités, frôlant l'esthétique baroque dans ses effets d'exubérance, d'irrégularité, de démesure et de mouvement, un style d'écriture hétérogène regroupant différents genres d'écriture, narration, poésie, dramatisation. Abdelhalim El Messaoudi édifie une nouvelle architecture textuelle puisant ses ressources dans l'esthétique contemporaine, qui se base sur le morcellement, la circularité, les redondances, la répétition et les ritournelles. Une écriture rythmée, vivante, mouvante et émouvante ; elle interpelle une lecture mouvementée, dynamique, énergétique... Cette écriture fragmentaire « échappe à tout système et remet en cause toutes les certitudes de la littérature » le pense bien Pierre Garigues dans son livre phare « Poétiques du fragment ». Une esthétique contemporaine qui fait l'écho de son époque, caractérisée bel et bien par la désagrégation, la désolidarisation, les désillusions, la diversité, les interactions, l'hétérogénéité... A partir d'un blond de texte, l'écrivain emprunte des archétypes de la littérature, de la mythologie et de l'histoire universelle, pour illustrer sa pensée de manière savante et cristalline. Son texte s'apprête à un microcosme encyclopédique, offre une écriture où se mêlent pluralité de genres et de références, et une singularité du style. La lecture passe comme une succession de clichés – image négative de photographie- permettant des ouvertures et des possibilités de sens et d'interprétations. Un atypisme d'écriture qui déconstruit les canons et les réflexes d'écriture habituelle, classique, monotone et stagnée ; et érige un nouveau style sans le théoriser ou l'imposer car il s'achève avec l'achèvement du texte, il « se dilapide » et donc ne prétend aucune morale d'écriture, lui qui s'en dépasse royalement. Borges déclare dans la même référence « Pour ma part, j'appellerai baroque l'étape finale de tout art lorsqu'il exhibe et dilapide ses moyens » « La république des idiots » Dans cette œuvre, les textes transposent des faits réels qui ont marqué le paysage social, politique et culturel tunisien ou arabe et qui illustrent un niveau décadent et arriéré de leur mentalité. Les sujets, faits divers, abordés par l'auteur, ont été développés à partir de dimensions analytiques, satiriques, poétiques et esthétiques. Essayant de proposer une lecture interprétative du fait divers, l'auteur exploite des techniques d'analyse qui dépassent le cheminement classique du texte et sa logique de cohérence habituelle. L'écriture fragmentaire chez Abdelhalim El Messaoudi part d'un morcellement d'une idée ou d'une image, qui se trouve dispersée sur l'étendue du texte, aboutissant à la fin, à la totalité ; une idée phare qui éclaire les sentiers de la pensée, cheminant vers une harmonie poétique de l'écriture, vers une esthétique de l'écriture, ou vers une écriture de l'esthétique. Sa force réside dans le pouvoir des suggestions, des illuminations, si lapidaire, si laconique et souvent syncopé.., laissant le développement et les déductions au lecteur. Pour expliquer encore davantage, je me sers d'un exemple extrait du texte « Mort de Sardanapale et sa résurrection » p27 du livre « La république des idiots ». L'auteur procède par des fragments qui traduisent la même idée de l'écoulement. Ils sont dispersés sur toute l'étendue du texte, le débutent et le closent. le récit s'entame ainsi avec l'image de la dame effondrée au Musée, (une dame irakienne qui pleure), ensuite l'image de la pluie qui tombe réellement à l'extérieur, ce qui suggère par la suite, l'image de la pluie dans le poème « Cantique de la pluie » de Badr Chaker Sayeb, puis, les pleurs présumés des orientaux dans les musées occidentaux pour leur patrimoine perdu, revient aux pleurs de la dame, aux pleurs refoulés de l'auteur, à la pluie bleue de l'extérieur. En suivant ces fragments, la géométrie qu'on dessine avec les yeux est celle du cercle, le mythique cercle de l'éternel retour, de la complétude, de l'unité. Effectivement, si l'auteur procède dans son écriture par le morcellement, c'est pour atteindre à la fin l'unité formelle et sémantique à travers le cercle. D'après Mircea Eliade, cette forme géométrique symbolise le cycle de la vie, et l'actualisation du temps primordial des ancêtres. Dans ce texte, nous assistons à la résurrection de Sardanapale, de la gloire du patrimoine ancestral de l'orient, violé par l'infamie des obscurantistes. En effet la dernière note du texte est très optimiste malgré les pleurs et la pluie bleue : « Ishtar Sakipat Tebisha » d'après l'auteur, cela signifie « La victorieuse Ichtar, triomphant ses ennemis ». L'image de l'écoulement a pris des extensions sémiologiques et symboliques, à travers les pleurs et la pluie, pris dans leur sens propre et figuré, matériel et immatériel. Mais l'écoulement c'est aussi le temps, celui des ancêtres bâtisseurs de grandes civilisations, et ces pires temps modernes de l'idiotie, l'infamie et le dogmatisme idéologique des prédécesseurs. Cette phrase extraite de ce texte, est bien révélatrice de cette idée, parlant de Sardanapale « ... c'est le roi « intellectuel » qui a créé la première bibliothèque publique dans l'histoire de l'humanité à la capitale Ninwi – al Mossal, là où les Daech brûlent les livres et les manuscrits. C'est Sardanapale ou Assurbanipal. » Avec cette note optimiste, j'achève mon article, invitant les lecteurs à découvrir l'œuvre de Abdelhalim El Messaoudi.