Inflation galopante, chômage endémique, endettement excessif des ménages, pertes d'emploi consécutives au marasme économique... Rien n'épargne la classe moyenne tunisienne qui rétrécit comme une peau de chagrin depuis la révolution. Les majorations salariales qu'arrache, bon an mal an, l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGT) au profit des salariés ne suffisent plus pour arrêter la réduction de l'assise de cette classe qui constitue le socle de toute société politiquement stable et économiquement prospère et entreprenante. Selon les estimations du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) l'édifice social a connu un grand bouleversement ces dernières années. D'autant plus que la classe moyenne ne représente aujourd'hui que moins de 50% de la population contre 70% en 2010 et 84% en 1984 ! Une récente étude de l'Observatoire de protection du consommateur et du contribuable a fait ressortir que près de 50% des salariés dépensent la totalité de leurs revenus entre les 12 et 13 de chaque mois. Cette même étude a révélé que 17% des familles tunisiennes ne consomment pas de la viande et 38% des familles tentent de faire leurs provisions dans les espaces commerciaux spécialisés dans la vente du producteur au consommateur pour tenter de juguler la flambée des prix des denrées alimentaires. Environ 40% des comptes courants revenant aux ménages sont, par ailleurs, débiteurs alors que l'endettement des ménages s'est accru de 260% depuis 2011. D'après les données officielles, la classe moyenne regroupe 1,9 million de travailleurs répartis entre le secteur public, les professions libérales et le secteur privé. 60% d'entre eux perçoivent un salaire inférieur à 1000 dinars par mois, et 33% touchent un salaire mensuel de moins de 500 dinars. Appellation floue et extensible Les experts estiment, cependant, que ces chiffres sont exagérés dans la mesure où les travailleurs touchant moins de 500 dinars par jour ne peuvent plus désormais figurer dans la classe moyenne. Les normes internationales intègrent dans la classe moyenne les personnes ayant un pouvoir d'achat journalier compris entre 8 dollars (19 dinars par jour ou 570 dinars par mois) et 20 dollars (48 dinars par jour ou 1440 dinars par mois) en parité du pouvoir d'achat. Les instances internationales évoquent souvent l'existence de trois couches dans la classe moyenne. Il s'agit premièrement de la classe moyenne inférieure ou vacillante, dont la capacité journalière de dépenser est comprise entre 5 et 8 dollars et qui peut facilement basculer dans la classe pauvre. La deuxième couche est la classe moyenne intermédiaire qui est capable de dépenser quotidiennement entre 11 et 15 dollars, alors que la troisième couche est la classe moyenne supérieure dont la capacité de dépenser est située entre 16 et 20 dollars /jour. L'économiste Baccar Gherib souligne dans son ouvrage «Les classes moyennes tunisiennes entre mythe et réalité» publié en 2012 que la notion de classe moyenne a toujours été «particulièrement floue et extensible ». Ce professeur d'économie à l'Université de Jendouba explique que la difficulté à déterminer précisément le périmètre de cette classe provient du fait que «cette appellation non contrôlée évoque plus souvent une catégorie fourre-tout ou un slogan politique, qu'un concept socio-économique répondant à un minimum de rigueur scientifique». Tensions politiques et sociales Pour M. Gherib le rétrécissement de la classe moyenne ne date pas d'hier. Cette érosion a en effet commencé en 1986, quand la politique sociale de l'Etat en matière de subventions, d'allocations, d'aides, est passée de générale à ciblée. «La classe moyenne a été lésée par cette inflexion de la politique sociale et le ciblage des plus défavorisés depuis la mise en œuvre du Plan d'ajustement structurel (PAS) et l'approfondissement du choix libéral, axé sur les exportations, durant les années 1990. Cette période a vu, de même, la prolifération des contrats à durée déterminée (CDD, seuls contrats possibles dans les zones off-shore) aux dépens des contrats à durée indéterminée (CDI), ce qui fragilise encore plus le salariat», souligne-t-il. Et d'ajouter : «Le phénomène aux effets déstabilisateurs les plus importants pour les classes moyennes est le chômage des diplômés de l'enseignement supérieur. Une étude réalisée conjointement par la Banque mondiale et le ministère de l'Emploi montre que, trois ans après l'acquisition de leur diplôme, 45 % des jeunes diplômés sont encore au chômage. Cette évolution inédite jusque-là a frappé au cœur le modèle de promotion sociale qui a vu, durant les trois premières décennies de l'indépendance, tant l'accroissement numérique que la victoire symbolique des classes moyennes en Tunisie ». D'après les experts, l'érosion de la classe moyenne risque d'accroître les tensions politiques et sociales. «Heureux sont les Etats dont les citoyens disposent d'un patrimoine modeste et suffisant ; car lorsque certains possèdent beaucoup alors que les autres n'ont rien (...) une tyrannie peut naître de l'un des deux extrêmes. Lorsque la classe moyenne est importante, il y a moins de risques de discorde et de division», a d'ailleurs dit Aristote il y a plus de 2 300 ans. Les récentes tensions sociales qui ont secoué le pays dans le sillage de l'adoption de la loi des finances 2018 sont venues rappeler que l'assertion du grand philosophe, qui figurent dans son traité intitulé «Politique», sont aussi vraies aujourd'hui qu'elles l'étaient à l'époque.