Elyès Fakhfakh martèle : « Nous sommes en guerre ». Entre un slogan et un autre, il ramène tout à lui : « Je suis en guerre ». Bémol et point d'orgue opposé aux inévitables suspicions autour du rendement de son « armée » dans cette guerre. Le Général c'est, donc, lui. Pas Saïed. Pas El Mekki. Il y a de quoi rasséréner les Tunisiens dont on demande qu'ils participent à l'effort de guerre sous la conduite d'un Chef et d'un seul Chef. Sauf que les propos d'Elyès Fakhfakh sont un peu trop clairs, comme drapés d'une communication un peu trop cristalline. Imperturbable, il renvoie même l'image d'une force tranquille à la Mitterrand. Peut-être, sans doute, l'adrénaline ne monte-t-elle pas face à des questions d'une platitude « légendaire ». Peut-être aussi, n'a-t-il pas cherché, lui-même, à débusquer les questions qui ne lui ont pas été posées. A ce chapitre, dans la péremptoire théâtralité de ses conférences de presse, le Général De Gaulle (encore un Français, ce qui ne plaira pas à M. Makhlouf) surprenait son parterre par ce sarcasme : « Je vais répondre à une question qui, au fond de la salle, ne m'a pas été posée » ! On n'en est pas là -confraternité oblige !- à devoir évaluer la teneur d'une communication et d'une sortie médiatique naturellement biscornue en cette situation exceptionnelle. Qu'il défende certains de «ses lieutenants» dont le rendement prête à suspicion, c'est à son honneur. Il a même pris sur lui tous leurs écarts. Les commentaires et les dénonciations ont abondé dans ce sens. Sauf que la question éludée, fondamentale, lourde d'avenir, devrait être développée autour de ce qu'il a dit : « Maintenant, c'est le temps de la Solidarité. Après, viendra le temps des sacrifices ». Qu'entend-t-il par-là ? A la recherche d'une dichotomie Du coup, les Tunisiens voudraient t bien savoir si les chiffres tus jusque-là, parcimonieusement érigés en secret d'Etat, reflètent réellement le sens de la Solidarité nationale. Parce que l'Etat ne nous dit pas qui y a contribué. Mais, il a le chic de dénoncer qui ne l'a pas fait ou, du moins, qui ne l'a pas fait au regard des moyens dont ils disposent. Mais, il y a Solidarité et Solidarités. Une Solidarité contrainte, insufflées par le diktat de l'Etat, comme aux temps de Ben Ali, n'en est pas une. Fakhfakh classe le prélèvement d'une journée de travail sur les salaires des employés des deux secteurs privé et public au chapitre d'un élan citoyen de la Solidarité. Soit. Il n'en demeure pas moins qu'il y a beaucoup à redire sur cet « élan spontané ». L'UGTT et l'UTICA l'ont insufflé en concertation avec l'Etat. Bonne chose que de voir, enfin, se mouvoir une harmonisation concertée entre les deux plus grandes organisations du pays, comme aux temps de la lutte pour l'indépendance. En revanche, Ezzedine Saïdane, économiste de premier plan, juge que les répercussions en seront contre-productives pour la consommation des ménages, en ces temps où les prix flambent, contractant dangereusement le pouvoir d'achat. Il reste, cependant, que ce prélèvement n'est pas meurtrier en soi. Mais, il est intéressant d'observer que nous sommes le seul pays à y avoir eu recours. En filigrane, le Chef du gouvernement n'a guère fait de clin d'œil en direction des hommes d'affaires, des banques et du secteur privé qui ont promptement réagi pour renflouer le 1818. A combien s'élève la masse des dons ? Il a évité de tutoyer les chiffres pour ne pas avoir à répondre à l'épineuse question de la fiscalité. Et, puis les décaissements du FMI et des autres institutions : qu'en fera l'Etat ? A quel chapitre de la comptabilité nationale les rangera-t-il ? Le Covid-19 représente quelque part une manne du ciel. Solidarité nationale, solidarité internationale : c'est aussi une bénédiction. Sauf que Fakhfakh surclasse déjà la Solidarité et annonce « les sacrifices ». «Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà» Sans doute, «les sacrifices » représentent-ils l'indispensable ressort citoyen en temps de guerre, parce que le Covid-19 en est une. Mais, il y a un problème avec Fakhfakh : il donne l'impression d'être de marbre, n'exprime guère d'état d'âme ce qui contribuerait à cultiver cette notion d' « Affect » avec le peuple. On nous rétorquera qu'en état de guerre, le Général ne doit pas exprimer des épanchements sentimentaux. A chacun son style, en effet. On n'ira pas, non plus, s'aventurer sur le terrain de Churchill quand il disait à son peuple qu'il n'avait que des larmes et du sang à lui offrir. La réaction, l'élan de sacrifices de son peuple en furent spectaculaires. Mais c'était, déjà, la préfiguration de la reconstruction et de la relance du pays après la guerre contre le Nazisme. Qu'entend Fakhfakh par «sacrifices» ? Sacrifices consentis par l'Etat ? Sacrifices de la part des citoyens ? L'Etat qui se sacrifie pour ses citoyens, ou les citoyens qui se sacrifient pour l'Etat ? Les donnes s'enchevêtrent inéluctablement. Dans les deux sens, il faudra procéder à une profonde introspection du mode de gouvernance de l'Etat et corrélativement du modèle de la citoyenneté que le Covid-19 remet au goût du jour. Plutôt que de parler, comme ça, dans le vague de «sacrifices», Fakhfakh ne devrait pas s'y abriter pour éviter de remuer ce thème lancinant du «non-Etat» sévissant depuis une très, très longue décennie. Oserait-il démanteler cet « Etat profond » qui, lui, commande réellement, prenant tout un peuple en otage ? Peut-être, en mettant en avant l'impératif des « sacrifices », Fakhfakh se fait-il l'écho de Nizar Yaïch, son ministre des Finances lequel n'a pas peur de dire qu'on ne peut pas continuer comme ça. Peut-être, oui… Parce que la pauvreté (2 millions de personnes), le chômage (bientôt un million) représentent autant de bombes à retardement. Peut-être aussi qu'il s'attaquera au tabou des privatisations des entreprises publiques déficitaires, au vaste domaine foncier et immobilier de l'Etat… Juste des «peut-être». Mais qu'il ne fasse pas comme Goha auquel on est venu dire, un jour, que son bourriquot a saccagé le souk, mais qui est allé fouetter son autre bourriquot sagement attaché à un poteau, sous prétexte que s'il le lâchait il ferait pire ! Fakhfakh est, finalement, en plein dilemme : démanteler l'Etat profond qui a ruiné le pays, c'est s'exposer au courroux des «seigneurs» ayant asservi «la révolution». Saigner le peuple, au nom des «sacrifices», revient à renoncer à la (déjà) très précaire paix sociale.