On nous annonce un mois de juin très chaud. Partout, la grogne s'amplifie et, vraisemblablement, les mouvements de revendications sociales ont tout l'air de repartir de plus belle. Inévitablement, le Bassin minier est assailli par ses vieux démons, et la production du phosphate-déjà en deçà de ses capacités naturelles- est stoppée net. Elle s'étend même à quatre sites adjacents à Gafsa, et la revendication est toujours la même : le chômage et une partie des dividendes qui doivent revenir aux autochtones. Et, ce n'est pas nouveau : le soulèvement de 2008 a été contré par les moyens musclés de l'ancien régime, mais sur le plan social, rien n'a été fait depuis. Plutôt, la révolution a libéré des mercenaires d'un autre type : transporteurs « sous couvert » qui alourdissent les factures de l'acheminement du phosphate, supplantant les trains de la SNCFT, dont on a même incendié un wagon d'une valeur de cinq millions de dinars, et bloquant les voies ferrées. L'Etat ne trouve toujours pas le moyen d'apaiser les tensions. Parce que, justement, au-delà des revendications sociales, les spéculateurs sévissent. Mais le malheur de ce pays n'est pas uniquement d'ordre social, ou socioéconomique. Il est d'ordre politique. Le pays en sera gré à une large frange de nos honorables élus du peuple….A ce Parlement, devenu musée des horreurs. En homme raisonnable, Elyès Fakhfakh sur les épaules duquel pèse la responsabilité de trouver le remède par anticipation à la plus effrayante des récessions (on prévoit une croissance négative à -7 points avec une recrudescence du chômage qui se chiffrerait à 800 mille perte d'emplois), Fakhfakh, donc, multiplie les concertations avec Noureddine Taboubi qui, de son côté, subit de fortes pressions sociales, tout en faisant face à des rébellions au niveau de bon nombre de syndicats de base régionaux. Les germes de l'escalade Autant le gouvernement et la centrale syndicale et l'UTICA sont condamnés à trouver une issue de crise avant qu'elle ne se déverse dans la rue, autant la complexité de la scène politique, dans ses poisons de l'outrance, se dresse pour qu'aucune ébauche de réformisme immédiat ne voie le jour. On a, d'ailleurs, eu tout le loisir de tester, par exemple, « la force » de réactivité des élus du peuple, lorsqu'ils prenaient tout leur temps pour accorder les prérogatives de légiférer, en plein choc du Covid-19, par l'émission de décrets lois. Le Pouvoir législatif craignait, en effet, une potentielle propension de la part d'Elyès Fakhfakh à s'arroger des pouvoirs étendus et à clouer le Bardo au pilori. Le feeling entre Fakhfakh et Kaïs Saïed aidant, Rached Ghannouchi et ses suppôts au Parlement auront ainsi, par instinct, soumis le chef du gouvernement à une camisole de force et, même, à un conditionnement au quotidien de l'action gouvernementale, où certains membres issus d'Ennahdha se sentent plus obligés envers leur parti qu'envers le Chef du gouvernement. Celui-ci aura eu beau inviter les partis formant la coalition gouvernementale à « un pacte » autour d'une table de rupture du jeûne : rien n'y fit. Cela a même tourné à l'affrontement idéologique. Toujours en quête d'une plateforme gouvernementale viable, Elyès Fakhfakh a eu l'idée de peaufiner un « pacte de solidarité et de stabilité » cimentant son équipe gouvernementale, mais toutes les parties l'ont paraphé, sauf la partie nahdhaouie qui y oppose, pour condition, l'élargissement de la ceinture gouvernementale, en d'autres termes, l'élargissement de cette coalition à Qalb Tounès. Admirez la volte-face : Ennahdha a tout fait pour exclure Qalb Tounès du processus de la mise en place gouvernementale ; maintenant, elle veut, coûte que coûte, l'y réintroduire. Juste pour les besoins de s'aliéner des alliés au sein de l'hémicycle pour mieux contrer le tsunami-Moussi, dès lors que le Bloc Al Karama s'est révélé être un pétard mouillé, hormis les démonstrations de force qui n'impressionnent personne. Toutes les entraves viennent donc du Bardo, haut-lieu des combines et, maintenant, du culte de la personne. Le décor est donc planté pour le sit-in du « Bardo 2 » Le Président s'inspirera-t-il de De Gaulle ? « Il est nécessaire d'instaurer, à présent, une troisième République face aux agissements au sein du Parlement. Des agissements menaçant la souveraineté de l'Etat et portant atteinte au président de la République. Les mouvements conduisant à cette troisième République constitueront une nouvelle phase qui débutera le 1er juin. Cette phase visera à changer le système politique actuel ainsi qu'à mettre en place une nouvelle Constitution. Ainsi, il faut dissoudre l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) et organiser de nouvelles élections législatives. Par ailleurs, la révision de la loi électorale puis sa soumission au référendum à travers le chef de l'Etat est nécessaire. Tout cela s'effectuera par le biais d'une lutte politique à dimension socioéconomique ». C'est Fatma Mseddi, ancienne parlementaire sous les couleurs de Nida Tounès qui parle. (cf. Le Temps de jeudi dernier). Elle est, avec Imed Ben Halima, l'une des protagonistes et autres concepteurs de ce que l'on nous annonce, depuis quelques temps, à savoir, tout un mouvement civil, pacifiste, pour un sit-in de grande envergure -peut-être pas de la même envergure que le sit-in « Errahil » de 2013- mais dont le mot de ralliement est autrement plus percutant. En 2013, après l'assassinat de Mohamed Brahmi, le sit-in « Errahil », tenu durant de longues journées et de longues nuits devant les locaux de l'ANC, visait la chute du gouvernement Larayedh, et il l'a obtenue. Là, celui qui s'annonce pour le premier juin et, donc, pour demain, brasse large. Il vise la chute de la deuxième République, l'avènement de la troisième, essentiellement par la dissolution du Parlement, le recours au référendum auquel doit appeler le Président de la république, ainsi que la rédaction d'une nouvelle constitution, enfin débarrassée de ses tares congénitales, entre autres ce code électoral taillé sur mesure presque pour Ennahdha et elle seule. Qui pourrait sous-tendre ce mouvement, sinon la société civile- pourtant, méthodiquement placardée par la partitocratie- et les organisations nationales, la Ligue tunisienne des droits de l'Homme et tous les corps de métiers non infiltrés par le parti islamiste ? La donne change cependant. « Bardo 1 » avait pour pivot Béji Caïd Essebsi et Nida Tounès. « Bardo2 », lui, a besoin d'un vecteur de taille : Kaïs Saïed. Parce que la revendication première tient à la dissolution du Parlement, et seul le Président dispose constitutionnellement du pouvoir discrétionnaire pour en actionner le processus. Le référendum, lui seul en détient la latitude aussi. En fait, ce mouvement vise à démanteler l'establishment qui dure depuis 2011, avec toutes ses dérives, toutes ses exécrations et toutes ses corruptions. Sauf que, tout dépend de Kaïs Saïed. Oserait-il se mettre en phase avec le mouvement et osera-t-il user de ses prérogatives constitutionnelles, comme l'a fait De gaulle en lançant la deuxième république française, en 1958 ? Et, à la fin des fins, ce nouveau régime auquel appelleront les concepteurs du « Bardo 2 », correspond-il réellement à l'idée que se fait Kaïs Saïed lui-même, de l'Etat et du régime ? Là, nous sommes dans une équation à plusieurs inconnues. La seule variable possible, c'est lui… Mais, au fond, il ne saurait se déjuger : il veut le peuple, la vox populi, et ce peuple va vers lui. Le sit-in du « Bardo 2 », sera-t-il représentatif de ce peuple dans lequel il se reconnait ? Toute la question est là. En fait, c'est le premier sérieux examen pour Kaïs Saïed. Peut-être même qu'il ne s'attendait pas à ce que cela survienne aussi tôt…