Le 14 janvier 2011, une cyber-révolution emportait le régime Ben Ali. Les fondamentaux de ce qui représentait « La révolution du jasmin » ayant aussi provoqué une véritable trainée de poudre dans d'autres dictatures arabes, tenaient simplement à des revendications sociales avant tout : l'emploi, la mise à niveau des régions oubliées par la croissance et, à un niveau supérieur, la fin du népotisme et de la corruption d'Etat. Rien, donc, à voir avec la religion. Les espérances pour un monde nouveau, en somme. En un mot « le changement ». Pas celui du 7 novembre. Ce « changement » ne pouvait néanmoins ne pas être véhiculé -là s'arrêtent les fondamentaux sociaux de la « révolution »- par une vie politique plurielle, par la liberté d'expression, dont on constate qu'elle représente le seul véritable acquis, mais qui vire dans les outrances, et pas par la faute des médias. Et, hop, la révolution est récupérée et ceux qui l'ont faite en sont spoliés ! Techniques de la diversion Du coup, c'est le retour tonitruant des idéologies. La gauche marxiste-léniniste reprend des couleurs ; le panarabisme aux pendants nassériens remonte au créneau ; l'internationale socialiste, à travers Mustapha Ben Jaafar, alors président de l'Assemblée, se réinvite à l'échiquier politique ; les forces centristes, que Néjib Chebbi voulait fédérer autour d'un nouveau projet pour la Tunisie, n'auront pu tenir la route pour s'être un peu trop éparpillées… Et, surtout, surtout, l'arrivée fracassante de l'islam politique. Le « cheikh suprême », incarnation du Mouvement islamiste pouvait, enfin, réaliser son rêve : islamiser l'Etat, islamiser la société tunisienne, à coups de subterfuges électoraux, à coups de manipulations des appareils de l'Etat lui-même. Bénédiction aussi de la violence salafiste, dès lors que Rached Ghannouchi déclarait s'y reconnaitre et y revivre sa jeunesse. Pour l'histoire, Jean Daniel (défunt fondateur du Nouvel Observateur) et ami de la Tunisie, l'appelait même à contenir cette fureur salafiste, dans un éditorial d'une très grande élévation. Et ce furent les années noires Troïka, avec tous leurs abus sur les équilibres socioéconomiques du pays. Avec, de surcroît, les assassinats politiques ayant conduit au fameux sit-in du Bardo, la chute juste « formelle » d'Ennahdha et la prise en main du pays par les organisations nationales dont le couronnement fut le Nobel de la paix. Une parenthèse de bonheur. Le retour momentané de la magie de l'exception tunisienne. Mais juste une indicible parenthèse, en effet. Parce qu'Ennahdha qui vivait très mal ce Nobel se sera, juste, stratégiquement repliée pour mieux rebondir. Et elle a aussitôt rebondi, grâce au « consensus » avec Béji Caïd Essebsi et son Arche de Noé, ce Nida Tounès, parti cocotte-minute arrivant premier dans les élections de 2014, et consacrant BCE président de la République. Voilà, encore un rêve qui se réalise. Mais un leurre pour l'Etat civil ! On n'en a pas fini avec l'islam politique… Qu'est-ce qui distingue, finalement, la Troïka du consensus Nida/ Ennahdha ? Pas grand-chose. Parce qu'Ennahdha a continué de gouverner. Au final, c'est à elle qu'aura profité la bipolarité, surtout avec l'éclatement du parti du Président. Entre temps, au nez et à la barbe de BCE, Ennahdha n'en continuait pas moins d'aller vers les âmes faibles. Pace qu'elle a juste feint d'adhérer aux nouvelles trajectoires diplomatiques du défunt Président, n'en continuant pas moins de cultiver son adhésion à « L'Internationale des Frères musulmans », préparant aussi le terrain à l'hégémonie turco-qatarie. Voilà, donc, que, du vivant même de BCE, des écoles coraniques sont implantées dans le pays, au mépris de l'école de Bourguiba. Voilà donc que le scandale de l'école du Régueb est étouffé. Et voilà que « Qatar Charity » nous adresse la plus avilissante des insultes ! Il n'y a rien, dans ce que nous rappelons ici, que les Tunisiens ne sachent déjà. Sauf que les liens de cause à effet nous édifient quant aux nouvelles stratégies islamistes en fonction de la recomposition du paysage politique, principalement en fonction de la nouvelle donne née avec les récentes élections. Cadavres dans les placards Et, du coup, ce fut Kaïs Saïed ! Et, d'emblée, c'est l'affrontement avec Rached Ghannouchi. Le premier est l'expression d'une légitimité populaire pour avoir exercé une véritable razzia aux élections. Le deuxième, en perte de vitesse et, quelque part, délégitimé par une large frange au sein de son propre parti, ne doit son accession au perchoir qu'à un mièvre jeu d'influences. Mais, paradoxalement, le pouvoir de Ghannouchi -malgré toutes les oppositions d'Abir Moussi- brasse large au Parlement, tout en continuant à déployer son jeu d'intimidation à l'endroit d'Elyès Fakhfakh. Voilà qu'Ennahdha s'arroge les mérites de la « supposée » victoire sur le Coronavirus, par l'entremise de son « Généralissime » Abdellatif El Mekki, occultant et reléguant au second rôle nos grands scientifiques et l'armée des blouses blanches, partout glorifiées de par le monde. Sauf que, peut-être bien sans s'en rendre compte, Kaïs Saïed s'est, pour sa part, engagé sur le terrain religieux se comparant au Calife Omar dans ses visites inopinées et nocturnes. Au fond, il n' y a rien de mal à s'inspirer de la sagesse du Prophète et de ses compagnons. Mais ce fut, pour le moins, impromptu de sa part, en ce contexte où les incantations religieuses sont différemment perçues. Et, encore plus, en ce moment où l'islamisme outrancier va chercher des cadavres dans les placards. Kaïs Saïed qui appelle le peuple à se prendre en mains, sait-il que le plus grand lot des élections municipales est revenu à Ennahdha ? Qu'aurait-il à opposer comme contre-argument -lui qui parle décentralisation- à l'hérésie d'un Fathi Layouni proclamant une espèce d'émirat au Kram-Ouest et installant le fond islamique de la « Zakat » ? Cette dîme proposée dans un projet de loi avancé en 2013 par Ennahdha et rejeté par 93 parlementaires ! En fait, ce fond déroge aux dispositions constitutionnelles dans leur article 2. Qui pourrait s'y interposer, en l'absence de garde-fous constitutionnels et en l'absence de Cour constitutionnelle, si le projet venait à être réactivé ? De quelle pérennité de l'Etat parlerait Kaïs Saïed, si cet Etat est incapable de contrer un maire qui n'en est pas à une frasque près ? De quelle solennité de l'Etat pourrait-on se prévaloir quand Seifeddine Makhlouf -extension du bras de Rached Ghannouchi- se propose d'achever ce processus d'islamisation de l'Etat et, à travers l'Etat, l'islamisation de la société tunisienne, cependant qu'Amine Missaoui, membre de son parti, nous intime l'ordre de faire nos ablutions avant de parler d'Al Karama ? De quelle démocratie parlerait-on quand le Président du Parlement refuse de répondre à certaines questions ? Non, avec ou sans Kaïs Saïed, avec ou sans Abir Moussi, le processus continue son cours. Et, avec de nouvelles techniques : pages sponsorisées conspuant l'UGTT, les élites (dont les scientifiques) et les médias. Aux élections de 2019, on a eu l'occasion d'en finir avec tout cela. On pouvait sonner l'heure du changement, sans pour autant éjecter Ennahdha en dehors du paysage politique. Or, comme le dit Churchill, « si vous ne prenez pas le changement par la main, il vous prendra par la gorge ».