Si pendant les jours ordinaires de l'année, Tunis est la ville la plus peuplée du pays, pendant les jours de grande fête, la capitale perd provisoirement plus de la moitié de ses habitants. Nous avons encore une fois constaté cette mutation démographique à l'occasion de l'Aïd el Kébir. Toutes les gares routières et ferroviaires de la ville étaient, sur plus de 4 jours successifs, prises d'assaut par des dizaines, non, par des centaines de milliers de voyageurs qui rentraient passer la fête en famille quelque part en province. Le contre-exode de quelques jours commence d'habitude avec les départs anticipés des étudiants inscrits à Tunis. La majorité d'entre eux sèchent les cours trois jours avant le congé et prennent par centaines le train, leur moyen de transport favori en raison des remises accordées aux jeunes voyageurs par la SNCFT. Lorsque leurs destinations ne sont pas desservies par une ligne ferroviaire, ils rentrent en louage ou en autocar. Ensuite, c'est au tour des fonctionnaires de s'accorder des ponts de deux ou trois jours. Beaucoup d'entre eux, rentrent tout de suite, mais il y en a qui restent encore pour 24 heures supplémentaires à Tunis, le temps d'effectuer quelques achats pour la petite et la grande famille. En tout cas, ils n'attendent presque jamais la veille de la fête pour rentrer à moins d'un cas de force majeure. Les retardataires, eux, ont leurs raisons mais quitte à effectuer des voyages nocturnes, ils préfèrent être parmi les leurs avant le jour J, fût-ce quelques heures seulement plus tôt ! Il existe néanmoins une catégorie de « Tunisois » qui ont l'habitude de rentrer au bled après tous les autres et de revenir à Tunis avant eux.
Le Nord-ouest en tête Cette mobilité qui transforme la capitale en ville-fantôme notamment le premier jour de la fête, double par la même occasion la population des autres villes de la côte et de l'intérieur. La palme revient dans ce renversement démographique aux migrants originaires du Nord-Ouest. Il faut voir le nombre (le surnombre) de moyens de transport mis à leur service pendant les grandes fêtes pour se rendre à cette évidence. Tous les trains, bus, louages, autocars et voitures particulières affichent complet à l'aller comme au retour et donc pendant 3 jours au moins. Les trains spéciaux et les wagons supplémentaires mis en service à ces occasions s'avèrent toujours insuffisants pour transporter les foules monstrueuses de voyageurs solitaires ou en famille allant en direction de Béja, Boussalem, Jendouba et Ghardimaou. Le trafic routier et ferroviaire se poursuit du coup au-delà des horaires habituels et, à cause des encombrements ou de l'état défectueux des routes et des trains, certains voyages mettent du temps pour arriver à destination. Certains trains qui devaient atteindre Jendouba à 21 heures, n'y entrent qu'après minuit ! C'est déjà arrivé et ça risque de se reproduire à chacun des prochains grands rendez-vous traditionnels ! Qui est Tunisois de souche ? Ensuite, il faut tenir compte des mouvements de population en direction du Sahel et du Centre. Bien que l'autoroute Tunis-Msaken ait rendu plus aisés les déplacements depuis et en direction de Sousse, les trains continuent à transporter des flux considérables de voyageurs vers la Perle du Sahel. Les Kairouanais d'origine rentrent surtout en louage ou en autocar, tout comme les Keffois et les Kasserinois vivant ou travaillant à Tunis. La mobilité en direction du Sud et de l'extrême-sud est certes plus faible mais les trains et les louages en direction de Sfax et de Gabès connaissent un surplus d'affluence les jours de fête. En tout cas, que l'on se rende à la station de Moncef Bey ou à la gare de Bab Alioua, ou à la station de Bab Saadoun, on constate sans peine que les habitants de Tunis viennent dans leur immense majorité de l'intérieur du pays. Mais cela ne signifie pas pour autant que les familles qui ne vont nulle part pendant l'Aïd sont nécessairement tunisoises de souche.
Les leçons de la mobilité Cette mobilité de la capitale vers les provinces est reproduite à une échelle mineure dans les autres villes de l'intérieur. On quitte ainsi les chefs-lieux en direction des délégations et des communes d'origine, et de la commune en direction des villages natals. Passé la fête, tous ces espaces urbains ou ruraux retrouvent progressivement leur courbe démographique initiale. Et du coup, ce sont les villes et villages de l'intérieur qui se vident relativement au profit des grandes agglomérations, à leur tête Tunis, bien évidemment. Ce flux et reflux ne va pas sans mettre à nu certaines réalités économiques et sociales du pays : par exemple, on comprend à la faveur de cette mobilité provisoire que la décentralisation entamée dès les années 80 n'a pas encore freiné les flux migratoires en direction de Tunis, mégapole toujours sollicitée et qui ne cesse de s'agrandir aux dépens des zones rurales environnantes. Des villes comme Nabeul, Sousse et Sfax connaissent une expansion du même genre et poussent leurs frontières chaque année de 2 ou 3 kilomètres carrés vers leurs banlieues déjà happées par ces mégapoles. L'autre remarque concerne la géographie de l'emploi dans le pays : l'embauche est toujours plus facile dans les grandes villes et surtout tout le long de nos côtes. Les voies terrestres et ferroviaires que l'on multiplie depuis trois décennies facilitent la mobilité entre les gouvernorats de l'intérieur et ceux des régions côtières. Mais Tunis en pâtit plus que toutes les autres mégapoles dans la mesure où le trafic et la circulation y sont de plus en plus difficiles, voire impossibles, à certaines heures de la journée. Avec plus de 3 millions d'habitants et près de la moitié des voitures qui circulent dans le pays, la capitale est menacée d'étouffement si les mesures adéquates ne sont pas prises à temps ! Sur le plan affectif, les liens avec le pays natal et la grande famille sont encore forts et résistent assez bien aux conditions de travail et de vie qui imposent la séparation d'avec les siens pendant des mois et des années. C'est un peu comme avec nos travailleurs à l'étranger !