Les Au-de là tiens, de Taoufik Jebali, sont les autres, ceux qu'on appelle en arabe (el nasse loukhra-el jin ). Chez Taoufik, l'homme n'est pas complètement humain, il le devient. Mais son acheminement vers lui- même passe par ceux qui le dirigent. Le spectacle annonce la couleur dès le début, puisqu'il commence dans un tunnel, et les acteurs dans un jeu brillant et nerveux interprètent la théorie du chaos. Jebali nous amène alors à interroger notre « humanité », dans toutes les acceptions du terme. Le sens de l'humain est appréhendé comme la capacité de pouvoir réunir un ensemble des valeurs. Sauf qu'au-delà, dans cet «au-delà » que la pièce apprivoise, il y a une image-métaphore. Et c'est ce double qui permet au metteur en scène de poser le problème trouble de notre société. Qui est sujet ? Qui est objet ? Qui domine qui ? Qui est souverain ? L'homme peut –il s'écarter de ses valeurs et devenir « inhumain » ou «jin » comme il le définit ? Est-ce que l'homme naît attaché à des principes et c'est l'environnement qui le pousse à s'en détacher ? L'inconscient est-il jin ou raison ? Obéir nous oblige-il à renoncer à notre liberté ? Les valeurs sont- elles inaccessibles à l'homme d'aujourd'hui ? Sommes-nous ce que nous croyons être ? L'immoralité est-elle contraire à notre vérité ? Le pouvoir est-il corrupteur ? Le peuple peut-il être souverain et exercer le pouvoir sur lui-même ? Peut-on être à la fois souverain et dominé, commandant et serviteur? « Les Au delà des tiens » se joue à pile ou face (face-off), sur les notions d'honneur et d'intégrité censés représenter la justice, sur la complexité des relations sociales et tout ce qui peut poser problème dans une vie en société. La justice est représentée ici en l'occurrence par deux aspects, se recouvrant partiellement. De sorte que les incriminations varient selon le législateur. On fait prévaloir l'une ou l'autre, selon des caprices ou des intérêts, pas toujours légitimes. La nature du délit importe peu en ce cas? L'homme de loi aura du mal à en découdre. A tort ou à raison. Mais l'incrimination varie en pratique selon la distance qui la sépare de l'expression de la vérité. L'œuvre de Taoufik Jebali passe au vitriol l'ensemble de la société. Décapant ! Surprenant ! Tout y passe, de la famille à l'Etat en passant par la justice, les normes, le système, l'amour, la haine, etc. L'absurdité des situations, la destruction du langage, la déraison du monde, et l'au-delà de nous, nous fait découvrir dans quel monde l'humanité dérive. Le jeu est moderne, pétillant et tonique. Un vrai challenge collectif ; une alliance parfaite entre un éclairage intime, une lumière crue, et des projections vidéo, des clins d'œil incessants à des ouvres cinématographiques : Les Temps modernes, Avatar, Blanche neige…, etc. Le plateau ne manque pas d'intérêt : en particulier l'échafaudage à plusieurs étages, le décor quoique limité à la scène, donne l'impression qu'il s'ouvre sur de multiples perspectives. Et à l'arrière, plusieurs écrans qui changent d'images, comme une histoire à gigognes. Puis les ombres, qui sont projetées derrière des rideaux, et qui donnent un effet angoissant, accentué par l'éclairage et les jeux de lumière extraordinaires… Les costumes quelque peu exubérants, en rapport avec le caractère projeté de la personne. La dérision s'inscrit dans les détails les plus infimes. Le jeu des acteurs est très riche. Sur le fil parfois. Et ce sont les corps qui disent plus et mieux quand les bouches ne parlent pas… Le décor ainsi que les éclairages participent à l'illustration de l'évolution des rapports entre les acteurs, une attention toute particulière est accordé à la musique et le support visuel. Les changements de lumière et de couleur participent à la transformation de l'espace et surtout du rapport entre hommes et femmes. Le metteur en scène représente à travers l'éclairage sa vision de l'évolution des relations entre les « êtres humains ». Et puis … Il y a le mot je t'aime, un mot qui occupe une place essentielle dans la pièce, mot révélateur du regard posé par le metteur en scène sur une société incapable de le prononcer. Elle qui demeure dominée par la voix … la voix qui guide, ordonne, commande, une voix quasi divine. En somme, Etre humain ou djin revient péniblement au même.