En fait, dans quelle langue parlent les Tunisiens ? Il est maintenant admis, et pas du tout ridicule, de baragouiner une langue que personne ne peut nommer mais que la plupart admettent comprendre. Il n'y a qu'à écouter la radio la plus populaire ou la télé la plus populiste. Tous les « coups » sont permis et on passe allègrement à travers les frontières des langues sans trop se soucier des règles qu'on croyait apprises dans les écoles où les enseignants s'échinent à rattraper les grammaires perdues. Il est dit que tout dans tout, et réciproquement, on arrive à se comprendre. Il est même prévu des cours de soutien aux nouveaux venus de la scène médiatique et langagière. Un expert tout en maestria pédagogique récupère sur les ondes et de bon matin les cancres par l'enrichissement de leur lexique et la manipulation des nouvelles règles. Monsieur le professeur a beaucoup de succès, même, et surtout parce que son art n'est pas inscrit aux programmes officiels de ce qui reste des règles scolaires. Les enseignants que le contribuable paye sont ainsi soumis à rude concurrence, quand ils ne doivent pas tout simplement rendre le tablier et se mettre eux-mêmes aux parlers qui font le succès, au moins pour garder un brin de causette avec leurs propres enfants. Cachez moi ce… Il est bien entendu plus facile de se voiler la face, et de faire comme si les chers petits gardaient leur passion intacte quand ils doivent faire la différence entre ce qu'ils apprennent à l'école et le langage qu'ils affectionnent juste sortis de classe. Comme en plus le problème n'est pas nouveau, le fatalisme l'emporte sur la lucidité nécessaire en pareil cas. Ainsi, un accord tacite et quelque peu occulte veut que personne ne parle plus de la langue utilisée pour apprendre les sciences et les techniques, à quelque niveau que l'on prenne l'activité d'apprentissage. Beaucoup d'enseignants savent, et le disent en aparté, qu'on se débrouille comme on peut pour proposer des démonstrations ou expliquer une expérience. Les mots et les phrases sont puisés en droite ligne des « performances » radiophoniques et des reportages footballistiques. L'arabe, le français, l'anglais et quelques mots venus on ne sait d'où composent un « bouquet » fleuri, mais sans lequel on passe pour un ringard tout juste bon à donner sa langue au chat et à rendre sa tenue aux vestiaires. Ceux qui résistent et soignent leur langage pour dire leur science, ils existent mais c'est une espèce en voie d'extinction, n'auront pas assez des larmes du corps pour tenter de se retrouver dans la « mosaïque » des langues utilisées par les élèves. La règle dans les salles des professeurs est de s'en plaindre, chacun amenant son lot de bons mots et d'entorses aux règles les plus élémentaires de l'expression. Mouch normal n'est pas encore en usage à l'Académie, mais c'est l'Académie qui a probablement tort. Il n'y a d'ailleurs aucune raison valable d'organiser des débats entre académiciens et commentateurs de foot. Les taux d'écoute relatifs des uns et des autres montrent clairement de quel côté va pencher la balance. La compétition, linguistique ici, est trop inégale. Allez placarder des réclames pour un aliment ou un produit pour le ménage en langage académique ! On ne le fait plus d'ailleurs, dans la logique simple du langage qui porte et qui se donne les moyens d'atteindre sa cible. Les puristes rient jaune devant l'avalanche de messages que le commerce et l'industrie leur renvoie. La concurrence acharnée pour les « produits » de la téléphonie a même créé un effet d'accélération sur les trouvailles au look supposé jeune, et donc sans entraves. Et il arrive, plus souvent qu'on ne le pense, que les mêmes formules à succès nourrissent les exercices faits à l'école. Le téléphone étant de plus en plus vecteur de sociabilité, les conséquences ne se font guère attendre. Même quand on fait semblant de s'en plaindre. De là à dire qu'il y a comme un mouvement de l'histoire, il ne serait pas excessif d'en tenir compte. En Tunisie ou un peu partout dans le monde, d'ailleurs. La résistance à ce mouvement est vouée à l'échec tant qu'on ne propose pas d'alternative viable. Pour nous, l'arabe est en première ligne, tout au moins peut on le postuler. Dans le cas présent, la langue des élèves, et du commun, prend des libertés qu'il va être de plus en plus difficile de canaliser. Sans que ceux qui ont la charge morale de s'en inquiéter ne se manifestent ostensiblement. Dans le temps, certains beys rédigeaient les décrets en dialectal mélangé à du maltais. Cela n'a pas empêché l'un d'eux de décréter l'abolition de l'esclavage, bien avant que ce ne fut le cas en Europe. Cela n'a pas empêché tout aussi bien les clercs de l'époque de trouver des solutions pour régénérer la langue. Leçon d'histoire, même quand on ne refait pas l'histoire. D'autant plus que la bataille du livre ne laisse pas beaucoup d'illusions sur son issue. Allez imaginer encore et en ce moment, des vacances faites de lecture pour les enfants. Tu parles…