Par Bourguiba BEN REJEB - Personne ne semble plus s'étonner du fossé qui se creuse entre le langage utilisé dans les médias et les pratiques scolaires et administratives. On sait depuis longtemps que la coupure entre l'école et la société est, de ce point de vue, irréversible. Désormais tout s'accélère. Il n'y a qu'à entendre à longueur de journée les radios et les télévisions parler du quotidien de la Tunisie active pour se convaincre qu'il est temps d'examiner les problèmes avec sérénité et un tant soit peu d'efficacité. A un moment, beaucoup avaient pris pour anecdotique que le sport, la culture, la vie de tous les jours pouvaient se permettre des écarts jugés anecdotiques avec l'arabe standard. L'argument était recevable puisque ce parler ressemblait à une déviation par rapport aux règles connues et que l'école pouvait, et devait corriger le tir en apprenant aux enfants les bonnes manières et les tournures qu'il fallait de l'arabe telles que la norme l'exigeait. Maintenant, ce n'est un secret pour personne que le déséquilibre est en faveur des mélanges détonants que la rue, relayée par les médias, imposait. Qui comprend qui ? Puisqu'on est dans l'année de la jeunesse, la logique voudrait que le dialogue avec les jeunes soit un tant soit peu possible. Dans la pratique, cela se traduit pour une bonne part en sport et en musique. D'autres sujets existent bien, mais les médias savent très bien que l'amorce de n'importe quel dialogue se fait en chansons, entre deux échos bien sentis sur la dernière polémique sur un quelconque sujet de football. Le tout peut alors s'articuler sur une page de publicité servant à renflouer les caisses. Pour l'essentiel, la grille des programmes déroge très peu à ce schéma. Il est inutile de discuter la pertinence de ces choix. Les médias fonctionnent selon les attentes des auditeurs et des téléspectateurs et font donc de la realpolitik. Ils useraient de langage châtié que leur audiométrie tomberait au plus bas, les recettes publicitaires encore plus. Alors chez soi, en voiture, dans les espaces publics, le Tunisien a pris l'habitude d'écouter les mêmes discours déclamés dans un mélange systématique d'arabe, de français, d'anglais approximatif et parfois d'italien de saupoudrage. Et le grand public semble bien aimer la sauce, ce qui ne peut qu'être vertueux et commercialement efficace. Du coup, pas un reportage sportif sans mise en ambiance avec les mots que comprennent les amateurs de tous âges. Les exemples sont tellement nombreux que la déviation est devenue une norme. Souvent, l'impression est que les reporters sportifs en rajoutent dans le franco-arabe rien que pour être tendance. Seule la presse écrite peut se prévaloir d'une certaine tenue, même quand là aussi, l'humour qui s'y imprime ne résiste pas à la tentation. On fait aussi rire quand on puise dans les ressources de l'arabe et du français en même temps. La publicité, elle, a choisi son camp depuis longtemps. Elle a parlé pendant une période l'arabe dit dialectal, mais comme cela ne suffisait manifestement plus, elle s'affiche désormais en deux langues, bien entendu utilisées l'une et l'autre d'une manière approximative. Là aussi, le plus important est d'atteindre le public visé, dans la langue que celui-ci comprend. Il n'y a probablement pas d'études visant à reconnaître ce langage en particulier, mais l'abondance des discours en franco-arabe doit s'appuyer sur des résultats probants en termes de bons de commande. On continue à faire semblant Pour l'histoire, la position géographique de la Tunisie a toujours généré des mélanges inégalement heureux dans les manières de parler. Quand les Tunisiens, les Français, les Italiens, les Maltais se partageaient la cité et le commerce de la cité, de curieux mélanges sont nés, dont de beaux restes semblent persister à Malte jusqu'à aujourd'hui. Les historiens travaillent, eux, sur des textes signés par les anciens beys et écrits dans un arabe approximatif plus proche du dialecte que de la langue de Sibawayh. On peut déplorer ces approximations. On peut aussi constater que toutes les langues du monde, à commencer par l'anglais, se déclinent très fortement selon les régionalismes et les réalités sociales. Mais le constat général est que pour parler à tout le monde de politique, d'économie, de sport, de culture, de soins, les récepteurs ciblés par les discours font la loi et défont les règles de grammaire les mieux reconnues. Du coup, il est devenu problématique d'enseigner à l'école les bonnes manières de parler et d'écrire. Les enseignants le savent, et beaucoup de scientifiques, à tous les niveaux du savoir, assurent la transmission des connaissances dans les formulations en vigueur sur Mosaïque FM ou Nesma TV. Tout se passe comme si l'importance de l'efficacité dans l'enseignement balayait tous les scrupules. La tendance est tellement irrésistible que l'information sur certains médicaments passe par ce franco-arabe, que l'on peut décrier par ailleurs. Le constat tunisien n'est pas, en vérité, une exception. Toutes les langues du monde sont fortement secouées par la mondialisation qui touche tous les secteurs de la vie courante. La langue est l'un de ces secteurs là, pour la simple raison que le foot et la chanson ne reconnaissent plus aucune frontière et se mettent à concurrencer le pain quotidien. Quand on y ajoute les séries télévisées et les dessins animés, les défenseurs de la langue sont soumis à une concurrence déloyale dans une compétition où les règles sont biaisées. Les manuels scolaires résistent à l'assaut. Seulement, la résistance devient une forme d'héroïsme quand il faut enseigner les sciences à des élèves de lycée habitués à l'arabe pour les mêmes matières. Le tout frise l'impasse quand les mêmes passent le plus clair de leur temps collés, au moins par les oreilles, aux derniers tubes en anglais. Les amateurs, et ils sont manifestement très nombreux, de football, se perdent dès qu'on essaie de leur imposer les devoirs de classe dans une langue unique devenue étrangère. L'affaiblissement des niveaux doit tenir pour compte une part de cette coupure qui peut aggraver le handicap. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard que la question de la maîtrise de la langue accompagne tous les plans de développement économique.