Nombreux sont les Tunisiens qui, en plus du mouton acheté pour le sacrifice rituel, achètent des quantités de viande plus ou moins importantes afin de parer aux multiples besoins de la circonstance (grillades, saucisses, viande séchée etc.). Une semaine avant l'Aïd, ils commencent à faire leurs commandes chez les bouchers de leurs quartiers respectifs. A El Ouardia, nous avons contacté trois bouchers qui ont pris l'habitude de satisfaire ce genre de « réservations ». Mais depuis jeudi dernier, deux d'entre eux ont décidé de ne plus accepter de commandes. Explication : les prix du marché du mouton sont jusqu'à ce jour excessifs et le commerçant qui vend habituellement le kilo à 15 dinars n'arriverait jamais à rentrer dans ses frais, encore moins à réaliser des bénéfices fussent-ils mineurs, s'il continuait de pratiquer les mêmes tarifs d'avant l'Aïd. Victimes du marché et des « gacharas » « Allez-voir du côté de l'abattoir, nous répond le premier, le mouton le moins cher est à 350 et 380 dinars. Que me rapporteraient les 15 ou 16 kilos que je peux en tirer si je vends à 15 dinars. Si au moins, les prix étaient proportionnels à la taille du mouton ; mais là ce sont des agneaux chétifs et des béliers gringalets qu'on vend à plus de 300 dinars. Le client ne sera jamais disposé à me comprendre si je fais monter mes prix de peur de sortir perdant de l'affaire. Bon, j'essaierai de satisfaire les commandes déjà inscrites sur mon carnet tout en étant certain de décevoir certains clients. ». Le deuxième boucher nous a parlé de la société Ellouhoum où il ne peut s'approvisionner en tant que commerçant : « C'est vrai, là-bas les prix sont relativement cléments. Encore faut-il avoir la force et le temps d'attendre son tour une ou deux heures après quoi on vous dit que le nombre disponible de bêtes est épuisé et qu'il faut revenir le lendemain ! Mais, nous ne pouvons pas nous autres acheter nos moutons chez Ellouhoum. Ce serait bien si l'on ouvrait des points de vente pour bouchers ; parce que chez nos fournisseurs habituels, les tarifs sont de plus en plus élevés. On dit que la tendance est à la baisse mais elle ne l'est pas pour les commerçants. Elle l'est seulement et en partie seulement pour le citoyen moyen. Pensez-vous que les familles modestes peuvent s'acheter un mouton à 250 dinars ? Si elles y arrivent, c'est en sacrifiant d'autres besoins plus urgents ou bien en s'endettant ! Vous me dîtes d'acheter chez les éleveurs et les revendeurs : c'est un marché où la spéculation bat son plein. Voilà comment ça se passe entre « gacharas » : le premier achète chez un éleveur à un prix tel ; le même jour ou le lendemain, il cède les moutons à un autre revendeur en garantissant ses 20 à 30 % de bénéfices. Le scénario se reproduit avec un troisième et un quatrième revendeurs ; si bien qu'au bout de la chaîne, la bête vendue initialement à 150 dinars en vaut le double, sinon plus, en « dernière main » ! Pour le troisième boucher, l'important en cette période sainte, ce n'est pas de réaliser un maximum de gains. « Si j'accepte certaines commandes, c'est pour fidéliser un nombre bien déterminé de clients. Toujours est-il qu'en ce moment les prix pratiqués me permettent tout juste de rentrer dans mes dépenses ; personnellement je ne ferme pas boutique après l'Aïd, parce que je me consacre au dépeçage des moutons sacrifiés par mes voisins. Cela rapporte peu, il est vrai, mais c'est mieux que de se croiser les bras durant une semaine ou dix jours ! »