Par Hassan ARFAOUI - Les acteurs sociaux (ouvriers, paysans, étudiants, jeunes chômeurs diplômés ou non, etc.) qui ont inventé la révolution tunisienne conjuguent une somme d'actions individuelles et collectives amplifiées par les réseaux électroniques. Sans vouloir réduire la "Révolution du jasmin" à Facebook ou Twitter, les technologies modernes de l'information se trouvent sollicitées, dans les analyses locales et internationales, comme facteur déterminant du changement politique, culturel et social que nous sommes en train de vivre. Le saut qualitatif qu'elles impriment aux relations socio-politiques, instaure une nouvelle ère, où chacun est à la fois un élément actif et le destinataire de la chaîne de la communication. Cette "cyberculture" qui résulte de la convergence de ces réseaux électroniques se caractérise par la fluidité des interactions, la virtualité, le mélange des temporalités : l'histoire se déroule sous nos yeux, les dialogues n'ont plus à résoudre la question de la distance pour se nouer, les affinités les plus ténues sont possibles et peuvent déboucher sur des dissidences multiples. L'individu existe par et dans le réseau qu'il anime. Ces réseaux s'accordent à gommer la frontière entre l'échange d'informations, les tactiques de mobilisation, l'intérêt pratique et la curiosité, le stratégique et le ludique. En premier lieu, elles accordent une prime à la mobilité dans un ensemble de relations sociales qui ne sont pas a priori contraintes, la capacité à se placer dans une position enviable est affaire de célérité ; ensuite, elles minimisent les disparités et les distances : le réseau se définit par son potentiel de mobilisation, il ne suppose pas une proximité géographique, il se constitue au profit d'enrôlements spontanés ; il abolit les catégories usuelles entre ludique, social, politique, économique, puisque la portée d'un réseau est d'autant plus forte qu'il est hétérogène ; enfin, c'est l'efficacité qui valide un réseau et le façonne. L'individu, acteur du changement La prise en compte de formes jusque-là inédites de relations sociales, l'assemblage inattendu des marqueurs culturels périssables, ne contraignent pas mécaniquement à adhérer à la notion d'acteur réseau, nous dit Alain Touraine dans son fameux ouvrage "Le Retour de l'acteur". Ainsi, à partir de recherches concrètes sur différents mouvements sociaux (le mouvement ouvrier, Solidarnosc, le mouvement féministe), Alain Touraine a élaboré une réflexion d'ensemble sur les fondements du changement dans les sociétés contemporaines. Sa sociologie de l'action se veut en rupture avec la sociologie classique, où le sujet serait l'objet central d'étude. "Le Retour de l'acteur" invite à appréhender l'interdépendance de l'acteur et du système. La sociologie classique, de la tradition durkheimienne à son renouveau marxiste ou fonctionnaliste, est articulée autour des notions de société, d'évolution et de rôle. Dans cette conception, la société (sous-entendue moderne rationnelle) se définit par opposition à la communauté (caractéristique des sociétés anciennes) et s'identifie de fait à l'Etat-nation, tandis que les acteurs sociaux ne sont conçus que comme les réceptacles des valeurs, des normes et des formes d'organisation de la société. Cette sociologie insiste sur le rôle d'intégration de la société et laisse peu de place à l'idée d'action sociale. Mais, l'évolution historique a réfuté les perspectives évolutionnistes. Cette évolution intellectuelle s'est orientée dans deux directions opposées. Elle a tendu, d'une part, à analyser l'acteur en dehors de tout système, en assimilant le sujet à des stratégies ou à un comportement de consommateur. D'autre part, elle a forgé une conception totalitaire et totalisante du système, sur lequel l'acteur n'a aucune prise. Soit l'acteur est saisi en dehors de tout système, soit le système exclut l'acteur. Entre ces deux formes opposées, la sociologie des organisations et des décisions a ramené l'explication des conduites au jeu des interactions. Or, l'alternative entre enfermer l'acteur dans le reflet du fonctionnement de la société ou le réduire à la somme des intérêts et désirs individuels doit être refusée pour remplacer une représentation de la vie sociale fondée sur les notions de société, d'évolution et de rôle par une autre où les notions d'historicité, de mouvement social et de sujet auraient la même place centrale. Dès lors, il devient acceptable de reconstruire les rapports entre culture et société à travers le concept de mouvement social qui recouvre la capacité des acteurs à agir sur le système, soit pour le transformer, soit pour le changer : il y a mouvement social dès lors qu'il y a conflit et le conflit social central est essentiellement culturel. Par culture, il faut entendre " un ensemble de ressources et de modèles que les acteurs sociaux cherchent à gérer, à contrôler, qu'ils s'approprient ou dont ils négocient entre eux la transformation en organisation sociale ". Les acteurs qui s'opposent pour le contrôle social partagent les mêmes orientations culturelles. Ainsi, le mouvement ouvrier s'inscrit, au même titre que les " patrons ", dans une société industrielle, dont il accepte les valeurs. C'est le contrôle de cette société qui est l'objet du conflit. L'historicité constitue l'ensemble des modèles culturels (cognitifs, économiques, éthiques), qui sont l'enjeu du " conflit social central ". Les acteurs sont définis tant par leurs orientations culturelles que par les conflits sociaux. Le passage du conflit pour une domination culturelle à un mouvement social, s'opère dès lors que les acteurs s'organisent pour proposer une autre organisation sociale. L'idée de mouvement social innove en ce qu'elle oblige à considérer que les acteurs ne se bornent pas à réagir à des situations, mais produisent également celles-ci. Cette perception du social l'autonomise de l'Etat. Cependant, si les mouvements sociaux peuvent apparaître partout, y compris dans les Etats autoritaires, les conflits culturels peuvent déboucher sur des anti-mouvements sociaux (les islamistes ?), qui réagissent non de manière offensive mais défensive par un repli communautaire ou un consensus face à un ennemi extérieur. Pour Touraine, le domaine des rapports sociaux et de leurs enjeux culturels n'est pas donné à l'observation immédiate. Il faut, dès lors, concentrer l'attention sur les acteurs eux-mêmes, saisis dans leurs conditions d'existence concrète. La sociologie de l'acteur préfère s'en remettre à l'étude intensive de groupes restreints, nommés "groupes d'intervention" (ou groupes leaders du changement), composés de partenaires sociaux alliés ou adversaires, de manière à réduire le poids des contraintes quotidiennes et à faire s'exprimer le plus fortement la contestation.