« Tant que je serai là, je dirigerai le gouvernement et pas l'UGTT … Et M. Jrad dirigera l'UGTT et pas le gouvernement » Cet homme ne manque pas d'humour. Et il ne manque pas de perspicacité. Un mot revient toujours : « Pas avant le temps et pas après le temps ». C'est juste. Un célèbre proverbe dit que « le temps a horreur de ce qui se fait en dehors du temps ». Il aura attendu toutes ces années et aura vu défiler devant ses yeux l'insoutenable légèreté de l'éternel manège politique… Quelque part il se fait marxiste : le tragique et le comique. Mais où finit le tragique et où commence le comique, au sens de l'histoire ? Et c'est là que le Premier ministre place son action dans une ligne médiane. Or s'il est là c'est parce qu'il y a rupture avec un régime qui a fait souffrir les Tunisiens. Et s'il est là encore, ce n'est pas forcément pour exhumer l'époque bourguibienne. Il en réitère les recettes ; c'est un peu dans son ADN politique. Mais il sait que la gouvernance moderne ne saurait se nourrir de réminiscences passéistes. Voilà donc un Caïd Essebsi taquin et, même, provocateur. Il était mal à l'aise dans cette salle exiguë du Palais de Carthage et se réjouissait à l'idée que (aujourd'hui) il s'installerait à la Kasbah. « C'est un espace que je connais. C'est là que doit travailler un Premier ministre. Ici je me perds dans les couloirs ». Le mot est presque parti : « légitimité». Et c'est dans cet esprit qu'il précise : « Cinq ministres ont été remplacés ainsi que deux secrétaires d'Etat. Le gouvernement, qui n'est pas le troisième depuis la chute de Ben Ali, est le prolongement de celui qui l'a précédé. Sauf que je conçois les choses dans la transparence ; je suis le Premier ministre d'un gouvernement qui doit rétablir l'ordre, relancer la machine économique, et assurer la transition démocratique. Ce gouvernement doit donc travailler pour. Et si des collègues veulent vaquer aux affaires politiques et préparer leur campagne électorale eh bien, ils sont libres. Mais cela ne doit pas se faire dans ce gouvernement ! » La politique et l'économique Clair, en effet. Des confrères lui ont pourtant reproché son penchant un peu trop politique au détriment, disent-ils, du côté impérieux des chantiers économiques. « Ecoutez, vous confondez, je pense, avec la sécurité. Moi je dis qu'il faut que l'ordre, la sécurité et la sérénité reviennent. C'est la condition sine-qua-non, à la relance de l'économie et de l'afflux des investisseurs étrangers et bien sûr nos investisseurs locaux. Sinon, la politique reste une incontournable pierre angulaire ». Une consoeur insiste : « L'UGTT ne se comporte pas en Centrale syndicale, mais en parti politique ! » Béji Caïd Essebsi répond du tac au tac : « J'ai fait des consultations. Quant à votre question « centrale ou parti ? », posez-là à M. Jrad. Moi je dirige le gouvernement et pas l'UGTT. Et M. Jrad dirige l'UGTT et pas le gouvernement ». «Pas de nettoyage maison/maison : ça c'est du Kadhafi » Les Tunisiens ont trop longtemps vécu avec le syndrome police. Inévitablement, les questions fusaient concernant la dissolution de la Direction de la Sûreté de l'Etat. Ses membres seront-ils poursuivis en justice, demande-t-on au Premier ministre. « J'ai passé 18 ans au ministère de l'Intérieur, et je peux vous assurer que les policiers ne sont pas tous sont des tortionnaires. Je préfère laisser au ministre de l'Intérieur le soin d'exposer les raisons pour lesquelles cette décision a été prise. Quant aux poursuites, elles se feront au cas par cas ». Dans l'euphorie, nous apostrophons le Premier ministre sur les promesses de nettoyage. Il faut que cela se fasse «maison par maison », affirment des confrères. « Non ça c'est du Kadhafi », répond Caïd Essebsi. Et du coup, il devient grave, solennel : « Il faut rétablir la dignité de l'Etat et la souveraineté de la nation. Avec l'Assemblée constituante, le 24 juillet, un organisme absolument souverain, la Tunisie en aura fini avec les années sombres et écrira peut-être la plus belle page de son histoire ». Ses yeux bleus s'illuminent derrière des lunettes pourtant un peu opaques. Il y a en effet du Bourguiba dans cette façon d'être soi-même. Il y a aussi du pathétique… mû par une recherche effrénée, à 85 ans, de l'intensité lucide.