Le tribunal administratif a annulé mercredi l'exclusion du juge M. Mokhtar Yahyaoui du corps de la magistrature décidée sous le régime de Ben Ali pour des raisons politiques. M. Yahyaoui a été radié après avoir publié en 2001 une lettre au dictateur déchu pour réclamer l'indépendance de la justice et dénoncer la mainmise du système policier et corrompu sur le corps de la magistrature. Mis à part sa radiation, ce juge-rebelle et ses proches ont été harcelés et menacés par les flics de Ben Ali, pendant ces dix dernières années. M. Yahyaoui nous parle ici des objectifs de cette Révolution et des risques qu'elle peut courir. Interview. Le Temps : Quelle est votre réaction après ce jugement en votre faveur ? M.Mokhtar Yahyaoui : C'est une justice rendue et j'espère que d'autres jugements injustes rendus sous le régime déchu pour des raisons d'ordre politique revus et que l'indépendance de la justice soit concrétisée. C'est l'un des objectifs de la Révolution du 14 janvier. En tant que magistrat parlez-nous des objectifs de cette Révolution. Il y a d'abord, la liberté d'expression qui est une revendication essentielle. Nous allons avoir une opinion publique réelle, un pluralisme réel et un combat d'idées. Il faut accepter la confrontation d'idées. Il y a aussi la démocratie politique à instaurer. Concernant la justice, c'est l'institution qui doit arbitrer et concrétiser l'indépendance de la justice. Il nous faut aussi concrétiser la justice sociale dans la répartition des richesses entre les générations et les régions. C'est tout un programme à établir pour éradiquer les injustices commises pendant 55 ans. Là, vous placez Bourguiba et Ben Ali sur un pied d'égalité ? Vous avez raison. Bourguiba n'était pas un voleur comme Ben Ali. Mais sous son régime, le rapport entre l'Etat et la société était autoritaire. Sous Ben Ali, l'Etat est devenu la propriété du clan Ben Ali. Y a-t-il des risques qui guettent la Révolution ? Une Révolution c'est le positionnement des luttes. Aujourd'hui, dans cette phase transitoire, on n'est pas dans un situation de consensus. Non, c'est le poids des forces qui détermine le résultat. Aujourd'hui, on constate que le pouvoir n'a pas changé c'est la même mentalité avec les mêmes hommes. Revenons à la Kasbah, la Bastille n'est pas tombée. On risque un retour en arrière ? Aujourd'hui, on vit un conflit entre ceux qui veulent qu'on retourne en arrière et ceux qui veulent qu'on avance et qu'on lutte pour concrétiser les objectifs de la Révolution. Mais ce qui est différent par rapport au passé c'est qu'aujourd'hui, la société est plus forte que l'Etat et là on est en voie de réaliser les objectifs de la Révolution. Nous sommes, donc, sur la bonne voie ? Oui, mais le chemin est difficile. Les dangers sont réels et ils existent. Lesquels ? Il y a un penchant clair de vouloir retourner à un pouvoir basé sur les appareils de l'Etat et non basé sur les institutions. D'autre part, le discours politique est en deçà des objectifs de la Révolution. Ces derniers, on essaye de se rebattre sur le discours bourguibien qui est tout à fait le contraire d'un discours d'une société nouvelle basée sur la démocratie et le pluralisme. Au lieu de s'adresser à l'intelligence des gens, on s'adresse à leur passion, on essaye de bâtir un néobourguibisme qui est à mon sens inadéquat à la situation. Il y a encore des forces très puissantes qui ont peur de cette Révolution et qui s'inscrivent dans ce discours et qui constituent un danger politique, économique et social pour la Révolution. En plus clair ? Sur le plan politique, les 55 ans passés ont façonné une élite politique qui semble trouver beaucoup de difficultés à s'adapter. Cette élite mise sur ses vieilles recettes et ses réseaux pour susciter d'autres formes d'avant-Révolution. Il y a aussi ceux qui ont profité et qui ne veulent par un partage équitable. Sur le plan économique les milieux d'affairer sont hésitants. C'est dommage car cette Révolution peut donner des meilleures conditions d'investissement et d'expansion. D'un autre côté, il faut absolument assumer cette Révolution car on était par terre et aujourd'hui, on est au sommet. C'est bien, mais ce n'est pas facile de s'y maintenir. Avec la disparition du RCD il y a un vide qui s'est créé et si un nouveau courant ne va pas émerger pour remplir ce vide cela va profiter à mon avis au parti Ennahdha. Aujourd'hui, le pays a besoin d'un pouvoir qui jouit d'une légitimité électorale. Le 24 juillet on aura une constituante, celle-ci va préparer les élections. Cette préparation va durer peut-être un an ou même deux. On ne peut prévoir ce qui va se passer pendant cette période. Pour garantir la stabilité il faut avant tout renforcer les institutions et assurer leur transparence et leur indépendance. Il faut aussi instaurer la confiance dans la sécurité et l'adapter aux exigences d'un régime démocratique. Interview réalisée par Néjib SASSI