• Le professeur Mohsen El Khouni nous propose une lecture originale du réflexe «délateur» et «flagorneur» chez certains professeurs de l'université - Le Larousse définit la délation comme une « dénonciation intéressée et méprisable ». Le recours à cette pratique vile peut à la limite se concevoir de la part d'un nécessiteux, d'un subalterne qui craint de perdre son poste s'il ne rend pas certains services spéciaux et confidentiels à son supérieur, d'un individu sans culture. Mais autour de nous, la délation et la flagornerie se sont répandues même dans les milieux relativement aisés et parmi les nantis du pays. L'élite intellectuelle tunisienne compte, elle aussi, un nombre considérable de délateurs et de flagorneurs. Cette race de courtisans sans scrupules a vu sa population doubler et tripler notamment sous le régime du président déchu. Le phénomène nous a toujours interpellés et nous nous sommes souvent posé des questions sur les raisons qui peuvent par exemple amener un universitaire qui gagne bien sa vie, qui ne manque quasiment de rien, à s'avilir jusqu'à lécher les bottes d'un moins que rien et à moucharder ses pairs. C'est dû, nous expliquèrent certains amis et collègues, à l'anarchie des valeurs qui sévit actuellement dans nos sociétés de plus en plus « globalisées » au sein desquelles l'égoïsme et la quête du profit priment tout le reste. On nous parla aussi des tendances arrivistes de plus en plus répandues parmi notre élite universitaire. Mais le professeur Mohsen El Khouni nous a proposé une lecture plus complexe et un peu plus originale du réflexe « délateur » et « flagorneur » chez certains professeurs de l'université. Son approche se focalise néanmoins sur le cas des universitaires du RCD et tente d'aller le plus loin possible dans la compréhension de leur morale partisane. Le Mal banalisé « Pour une explication satisfaisante de la morale qui prévaut chez les RCDistes, je propose de recourir au concept de la « banalité du Mal », inventé par Hanna Ernt et développé dans son livre Eichmann à Jérusalem. L'ouvrage répond en effet à la question suivante : comment se peut-il que des individus ordinaires se transforment en tortionnaires ? Adolf Eichmann était un haut fonctionnaire nazi qui supervisait et dirigeait les déportations de juifs dans les camps. Après la Seconde Guerre Mondiale, il se réfugia en Argentine, mais le Mossad le ramena en Israel où il fut jugé. Dans le rapport qu'elle rédige sur ce procès qu'elle a suivi de bout en bout, Hanna Ernt note qu'Eichmann n'a pas cessé de répéter aux jurés qu'il ne faisait qu'exécuter les ordres de ses supérieurs et qu'il se conformait ainsi au devoir de loyauté vis-à-vis de l'Etat allemand qu'induisait sa fonction. Ernt explique alors que l'enthousiasme que manifestent certains individus ordinaires pour le régime de leur pays peut faire d'eux des tortionnaires aux yeux de qui il ne coûte rien de tuer ou de torturer les autres s'ils sont persuadés que cela s'inscrit dans l'accomplissement d'un devoir national. » Loyauté aveugle « En partant de cette interprétation, même si le parallèle avec les Nazis est excessif, je pense que tous les RCDistes, indépendamment du rang qu'ils occupent au sein de leur parti et des fonctions qui leur y sont dévolues, faisaient preuve d'une allégeance et d'une fidélité sans faille à celui qu'ils nommaient « l'homme du dévouement » et qu'ils considéraient comme « le choix du passé, du présent et de l'avenir ». Cette loyauté aveugle à leur maître et dont ils s'enorgueillissaient ouvertement les empêchait d'observer le moindre recul critique et d'avoir le moindre scrupule ou cas de conscience. Ces hommes-là ont, en toute conscience et avec méthode, méprisé, humilié, lynché, escroqué et réprimé bien des Tunisiens. Ils se répartissaient et accomplissaient toutes ces tâches avec une impressionnante efficacité. On en a eu la preuves en plusieurs occasions officielles et à travers les arrestations et les procès d'opposants dans lesquels ces membres éclairés du RCD jouèrent un rôle de premier plan. Comme en période de guerre, ils traitaient en ennemis tous ceux qui n'étaient pas de leur camp. Leurs forfaits étaient couverts par des médias manipulés et manipulateurs qui pervertissaient les valeurs et transmuaient le Mal en Bien, la répression en respect des droits de l'Homme et la malversation en service rendue à la communauté nationale et à la Patrie. Cet état d'esprit régnait si harmonieusement au sein du RCD que ce parti fonctionnait comme un corps uni dont le commandement était dévolu à une tête pensante qui décidait de tout. Comme par ailleurs la mentalité dominante érigeait en système la soumission aveugle et l'allégeance totale au supérieur, chaque membre du parti désireux d'obtenir les faveurs d'un responsable plus haut placé que lui était récompensé à la mesure de la loyauté et de la soumission qu'il montrait à ce supérieur. C'est pourquoi ces courtisans sacrifiaient tout pour obtenir une « reconnaissance » susceptible de leur rendre de précieux services dans la société. En contrepartie de cette faveur et du bénéfice qu'ils comptaient en tirer, ils renonçaient à toute dignité et à toute autonomie et commettaient les pires ignominies. Ainsi en était-il (nous y venons) de ces universitaires qui ne voyaient aucun de mal à balancer leurs collègues et à porter contre eux toutes sortes de fausses accusations. D'autres délateurs du Supérieur se servaient des petits responsables auxquels ils envoyaient leurs rapports confidentiels comme d'un tremplin pour atteindre des responsables plus influents. » Révolution et effet de choc «Les cas similaires ne se comptent pas ; mais le plus grave à relever c'est que lorsque la dépravation et la corruption sont érigées en système, tous ceux qui s'y adonnent sont réduits au rôle de simples exécutants convaincus de servir ce système. Du coup, le sens des valeurs nobles faiblit considérablement chez ces agents ; les mots « franchise », « sincérité », « droit », justice », « liberté » n'ont plus de portée universelle. Ces hautes valeurs n'ont désormais de sens que si elles servent l'intérêt du Parti et du Système. C'est ce qui explique que chez les « fidèles » du RCD, le mal s'est à ce point banalisé. La Révolution doit en principe avoir l'effet d'un choc électrique capable de ranimer les corps. Pour le moment, ce retour à la vie s'apparente encore à un état intermédiaire entre la vie et la mort ! » Propos recueillis par Badreddine BEN HENDA