« Rcédistes, membres du gouvernement ? Oui, mais quel gouvernement ? Parce qu'il y en avait deux : un (effectif) à Carthage, et l'autre (pure rhétorique), à la Kasbah » - Béji Caïd Essebsi n'avait pas encore eu le temps de s'échauffer que la nation l'appelait à tenir le gouvernail. Un mois et 20 jours après, le plus vieux jeune homme de la politique tunisienne se sent et se dit en phase avec cette Révolution et se dit même fier que la Tunisie ait étendu son onde de choc sur tout le Maghreb et au sein du Monde arabe et qu'elle soit sortie de l'anonymat. En l'occurrence, retrouve-t-il, là, ses vieilles sensations d'ancien diplomate au service d'un Bourguiba avec lequel il ne s'est jamais réellement entendu mais dont l'époque a été marquée – avant le naufrage de la vieillesse – par une grande percussion diplomatique et un rôle avant-gardiste sur la scène arabe et mondiale dont le célèbre discours d'Ariha. Ainsi, Béji Caïd Essebsi règle-t-il son compte à ce monde arabe, aujourd'hui, emporté par la Révolution tunisienne, Révolution qu'il adopte, qu'il chérit et qu'il bénit. Il ponctue son exposé de présentation de la conjoncture actuelle par des versets coraniques, par des morceaux du « Hadith », comme pour rappeler qu'il existe une justice divine (et là, il vise Ben Ali), mais que cette justice est équitable. Et c'est au nom de l'équité à l'application de laquelle « veillera son gouvernement » et c'est contre « les exclusions sommaires » qu'il fait part ouvertement de sa position. Il vante, ainsi, le travail des deux « commissions » actuelles et celui de la Haute Instance, insistant sur le fait qu'elle ne sont pas habilitées à juger – pour les deux premières, celle présidée par Abdelfattah Amor et celle présidée par Taoufik Bouderbala – « Six mille dossiers transmis à la justice cela suppose un travail titanesque – insiste le Premier ministre. Et là, il marque un bémol : « On accuse ce gouvernement de laxisme et on met en avant des détails du genre un prévenu avec une cravate, etc… Mais, le gouvernement n'interfère pas dans le champ de compétences de la justice. Si la justice juge qu'untel doive être écroué, eh bien, il est écroué. Et si elle juge qu'untel autre doive être en liberté, eh bien, il restera en liberté jusqu'à ce qu'elle prononce son dernier mot. En aucun cas, le gouvernement n'intervient. Cela, dit-il, il faut que les lois en vigueur régissent la vie publique – séparation rigoureuse des pouvoirs – et protègent les libertés et le droit des justiciables. C'est là le but, à ma connaissance, ajoute-t-il, de la Révolution. Car, autrement, nous risquerions de rééditer les bains de sang à l'instar de la Révolution française ou autres ». « Oui, mais… » Béji Caïd Essebsi avait bien un objectif, à travers cette conférence de presse. Avec sa technique tantôt inductive – déformation de justice – tantôt centripète – approche politique – il nous conduisait droit vers le chapitre de la Haute Instance pour la Réalisation des objectifs de la Révolution. Et il précise, d'emblée : « C'est pour la première fois dans l'Histoire que le gouvernement se tient loin des élections (de la constituante). La Haute Instance indépendante dans tous les sens du mot - juridiquement, politiquement, financièrement – a toutes les garanties pour que l'élection du 24 juillet se déroule en toute transparence. Ses rapports sont transmis au président de la République et ils ne transitent guère par le gouvernement. Cela dit, un grand effort a été effectué par cette Instance en ce qui concerne le Code électoral et, à mon avis, le scrutin de liste permet à tous les partis de participer. Par ailleurs, l'égalité de nombre entre homme et femme et femme et homme (en alternance) est un acquis de premier plan et bannit les discriminations jusque-là patentes dans un discours officiel fallacieux sur l'égalité entre les deux sexes… ». Puis, le Premier ministre monte carrément au créneau. Nous savons tous, en effet, que la pomme de discorde entre la Haute instance et le Premier ministre concerne ce que,lui, appelle « l'exclusion » de tous ceux qui ont été au pouvoir (gouvernement et RCD) durant les 23 ans écoulés avec Ben Ali… « Mais alors, objecte-t-il, comment faire avec celui qui a dit : « Nous avons confiance en Dieu et ensuite en Ben Ali », avec Mohamed Charfi et Dali Jazi (militants des Droits de l'Homme et qui ont assumé des responsabilités gouvernementales) ou encore Saâdeddine Zmerli, fondateur de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme et qui a été ministre, lui aussi, avec Ben Ali ? je tiens à préciser, à cet effet, ajoute-t-il, que s'il est vrai que c'est la justice qui a dissous le RCD, il est tout aussi vrai que c'était sur proposition du gouvernement. Cette histoire du RCD est, donc, finie. Nous, nous proposons qu'au lieu de 23 ans, ce soit 10 ans avec exclusion systématique de l'armada de conseillers et des têtes pensantes (comités centraux et bureaux politiques) au sein du RCD. Car, voyez-vous, il y avait deux gouvernements : le premier au Palais de Carthage, qui prenait les décisions ; le deuxième à la Kasbah, plutôt rhétorique et sommé d'exécuter les instructions de Carthage. C'est pour ces raisons que nous avons demandé que cette question soit traitée au cas par cas. Cela dit, c'est bien la Haute Instance qui nommera les personnes et non le gouvernement. Nous espérons que ce projet sera adopté dans l'esprit d'équité, de justice et de tolérance ». « Nœud gordien » ? Nœud gordien, ou alors la pomme de discorde. Le Premier ministre, sans doute mu par un esprit de justice et d'équité, juge qu'il ne faut pas céder à des exécutions politiques sommaires. Cela se défend. C'est juste, même. Sauf qu'il manque un élément important : Quel degré de responsabilité ? Uniquement au niveau de ce qu'il a appelé « le gouvernement de Carthage », avec des barons dans le gouvernement ainsi que les membres des comités centraux du RCD et de sa nomenclature de base, durant les dix dernières années de « règne » de Ben Ali ? D'accord, il ne devrait pas y être d'exécutions politiques sommaires ! Ce qui veut dire aussi qu'on ne peut pas tous les diaboliser. Est-ce, néanmoins, facile de délimiter les strates dans le cas d'un parti ayant fonctionné comme une Piovra ? Un simple exemple : plusieurs années après le très long procès de Cosa Nostra, la justice italienne est-elle plus avancée, aujourd'hui ? En connaît-elle les vrais caïds ? Cela fait qu'une exclusion sommaire serait abusive. Mais il y a aussi le risque qu'un tri ne soit pas « scientifiquement » objectif. C'est peut-être techniquement faisable. Mais alors, il faudra bien plus que la minutie ! Du reste, une Révolution civilisée comme la nôtre, doit justement déboucher sur un consensus et non pas sur des divisions.