«Le plus grand soin d'un bon gouvernement devrait être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui». Alexis de Tocqueville «Je prie Dieu pour qu'il me libère de Dieu» Maître Eckhart Par Yassine Essid Il a fallu les violences de l'avenue Bourguiba et d'ailleurs, ainsi que l'obstination des contestataires de la place de La Kasbah, pour que M. Ghannouchi se résolve à quitter un pouvoir qui, faut-il le rappeler, le mettait jusque-là à l'abri d'un éventuel reproche — et c'est un euphémisme — de complicité passive avec le régime Ben Ali. Aussi sa sortie, quelque peu théâtrale, fut-elle par conséquent ressentie comme un grand soulagement par des Tunisiens lassés de subir les contrecoups d'un Etat défaillant, et qui ont aussitôt cautionné l'arrivée inattendue de son successeur que rien ne destinait pourtant à une charge survenue si tardivement dans sa carrière et dont il avait publiquement décliné l'hypothèse lors d'une interview à une chaîne de télévision au lendemain de la révolution. Son discours d'investiture fut un habile exercice de style, d'autant plus rassurant qu'il rompait avec le comportement timoré d'un homme étouffé par le nœud de couleuvres avalées pendant 23 ans et dont la personnalité fut à jamais brisée par des années de franche servitude auprès du tyran. Béji Caïd Essebsi est en revanche un produit inaltéré de l'esprit tribun de Bourguiba, dont il fut, entre autres, le ministre de l'Intérieur. Il a su cette fois inscrire la rhétorique de son mentor dans la bonne cause. Ce fut alors un discours pétri de bourguibisme, manipulateur dans la forme : dans la mesure où il était improvisé, direct, s'adressant à toutes les sensibilités, exprimé dans un arabe accessible, émaillé de versets coraniques, parfois plus que nécessaire, ponctué d'anecdotes, en interpellant au besoin les personnes présentes à ses côtés pour lui souffler le mot manquant que la mémoire a oublié; direct dans le fond : invoquant la nécessité de dépasser la crise, rappelant dans le ton le plus bourguibien l'obligation de restaurer l'autorité de l'Etat et rétablir la sécurité, tout en insistant sur l'urgence posée par la situation économique catastrophique d'un pays jugé au bord du gouffre, nécessitant pour cela un élan patriotique de toutes les composantes de la nation. L'effet de ce discours sur le public ne s'est pas fait attendre et, de l'avis général, les Tunisiens ont accueilli ses propos avec beaucoup de compréhension et un profond soulagement. Il n'en demeure pas moins que la langue politique, conçue, comme disait Georges Orwell, «pour faire paraître les mensonges véraces et le meurtre respectable, et donner une apparence de solidité à du vent pur», ne peut pas constituer un mode de gouvernement encore moins une bonne gouvernance, surtout dans les circonstances historiques particulières que traverse la Tunisie. C'est ce qui fait d'ailleurs que la plupart des hommes politiques d'hier ont du mal à mettre dans leur bouche les mots révolution, démocratie, liberté, justice, et se présenter aujourd'hui comme d'innocents démocrates défenseurs du progrès dans tous les domaines. En politique, comme dans les sciences, il n'y a pas de processus linéaire et continu. Le progrès et les changements constituent précisément la dynamique du pouvoir. Même si les agents économiques continuent à produire, échanger et distribuer des biens et des services, d'une façon, disons, presque immuable, la société, de son côté, continue à évoluer, à se transformer et à progresser irrémédiablement. La révolution tunisienne a été engendrée, entre autres, par l'obsolescence du politique devenu incapable d'assurer la permanence d'un système fondé pendant plus de 50 ans sur l'idéologie du mensonge et de l'altération du réel. Afin de permettre aux Tunisiens de réaliser leur « travail de deuil » en quelque sorte, autrement dit reconnaître la fin réelle de la dictature, réapprendre à vivre sans l'autoritarisme de Ben Ali et de son parti, et reconstruire enfin la société tant espérée sur de nouvelles bases de démocratie, de justice et de liberté, il faudrait que la classe politique arrive à réaliser ce qu'on appelle dans les sciences «une rupture épistémologique». Celle-ci exige, pour s'instaurer, de détruire une connaissance antérieure en surmontant les obstacles qui se trouvent dans l'esprit même du chercheur, dans sa démarche intellectuelle, car c'est là que se terrent les forces d'inertie et de régression. Aussi, la révolution tunisienne n'aboutira pas d'elle-même tant qu'on continuera à reproduire le même système, tant qu'on ne procédera pas à une refonte des structures du pays et de ses institutions, tant qu'on ne pensera pas la gouvernance autrement. Force est de reconnaître que la rupture avec le passé n'a pas encore eu lieu et son manquement risque fort de faire échec à cet immense espoir du 14 janvier tant les facteurs de blocages sont nombreux, diffus et puissants car tapis d'abord au sommet de l'Etat. Car pour qu'une gouvernance soit réelle et effective, il faut d'abord que le Premier ministre daigne regarder autour de lui pour constater si par hasard la composition de son propre gouvernement correspond bien aux impératifs de la cohérence politique ; si elle est bien le reflet de cet engagement solennel à faire aboutir les principes de la révolution, notamment par le changement du personnel politique. Pourtant que remarque-t-on ? Un gouvernement qui manque d'imagination, d'inspiration et de souffle. Un gouvernement qui persiste à vouloir reproduire la même architecture administrative alors que celle-ci ne fonctionnait qu'en connivence et grâce au support des structures du RCD et des cadres sécuritaires. Un choix des responsables qui continue à obéir aux principes des régimes totalitaires d'autant plus que les postulants n'aspirent qu'à jouir d'abord et enfin du pouvoir, quitte parfois à nier leur propre identité (il suffit de comparer les CV des ministres publiés par la TAP avec leur biographie réelle) ! Des ministères créés pour récompenser des allégeances très volatiles, d'où cette pléthore de ministres et de secrétaires d'Etat, sans logique technique et sans rationalité autre que politicienne. Des transfuges du parti au pouvoir devenus ministres, tel cet ancien édile municipal rcédiste et ancien secrétaire d'Etat sous Ben Ali devenu ministre délégué auprès du Premier ministre. Un ancien directeur, signataire de la pétition pour la réélection de Ben Ali promu, lui, secrétaire d'Etat. De qui se moque-t-on? La transition politique est un intervalle entre un mode de gouvernement politique et un autre. C'est une entreprise délicate de gestion des espoirs du peuple car l'autoritarisme et la longévité de la dictature ont généré une énorme méfiance vis-à-vis du personnel politique et une puissante exigence de vérité. Le temps de la transition politique est aussi un défi majeur pour les gouvernants, car il les amène à arbitrer la forte désynchronisation entre ceux qui aspirent au prolongement de l'existant, et ils sont encore nombreux, et ceux qui désirent le renouvellement ici et maintenant. Réaliser la démocratie, c'est aussi avancer sans les fantômes de l'ancienne dictature et sans les vestiges de l'héritage autoritaire. Or chaque discours proféré, chaque décision prise et chaque nomination viennent raviver les inquiétudes quant à la volonté réelle de changement et ranimer les défiances de l'opinion publique vis-à-vis du politique. Tout cela se fait, bien sûr, en dépit des incantations par lesquelles le chef d'Etat et le chef du gouvernement avaient affirmé sans ambages leur détermination à rompre définitivement avec le passé. Pourtant, on s'en donnerait à cœur joie, si le pays n'était pas en danger, à commenter toutes les maladresses, les hésitations, les retournements de situations, les renoncements aux engagements pris, l'absence de communication. En somme, tout ce qui fragilise l'action du gouvernement et de son administration. À quoi sert un chef ? A gouverner d'abord, à guider ensuite et à rassurer enfin. De ces trois attributs, M. Caied Essebsi a réalisé le dernier. On attend la réalisation des deux autres.