L'autre jour, un ami qui travaille en France depuis plus de trente ans trouva que c'est une chance inouïe en Tunisie que de pouvoir acheter plusieurs produits en détail (il voulait dire plus précisément, à l'unité) comme les bouteilles d'eau minérale par exemple, les mouchoirs en papier, les cigarettes etc., et pour comparer les comportements des consommateurs français avec les nôtres, il ajouta : « Au pays de Sarkozy, on a pris l'habitude de tout acheter en packs et en cartouches, pas seulement dans les grandes surfaces où l'on s'approvisionne régulièrement, mais même chez l'épicier maghrébin du quartier». Nous prîmes cette remarque de notre compagnon pour un compliment à l'adresse de ses compatriotes tunisiens et lui fîmes ensuite savoir que nous excellons en effet dans le commerce du détail, à tel point aujourd'hui que même pour les couvre-feux, nous les décrétons à petites et à moyennes doses : ce n'était pas le cas au lendemain de la Révolution parce que la mesure s'appliquait alors sur tout le territoire. Maintenant, c'est à la demande des gouvernorats, des délégations et des communes éventuellement. Gafsa, Kasserine, Sidi Bouzid, Metlaoui, Erregueb, Menzel Bourguiba, ce sont là les derniers « bénéficiaires » de la nouvelle forme de distribution des couvre-feux. Un jour peut-être, le couvre-feu concernera chez nous un quartier, une avenue, une Place, un stade !
Gare à l'addiction !
Le Ministère de l'intérieur fonctionne depuis quelque temps comme un détaillant des couvre-feux ; quant à la durée de l'interdiction, elle varie en fonction du « client » : ici c'est pour deux jours, là c'est pour trois, ailleurs c'est pour une semaine et ainsi de suite. C'est comme pour soigner certaines maladies : le cas de tel patient n'est pas grave et ne nécessite qu'un traitement de courte durée ; on prescrit cependant des soins de plusieurs jours pour tel autre malade plus sérieux. Mais gare à l'addiction au couvre-feu : certains gouvernorats commencent à en abuser ! Nous devons également craindre les cas de contagion : en effet, les villes tunisiennes semblent être entrées depuis janvier dans des compétitions inédites qui récompensent les cités les plus instables, celles qui organisent le plus de manifestations, le plus de grèves et un maximum de sit-in; pour tout dire, celles qui font le plus parler d'elles ! Et à ce niveau, ce ne sont pas les fanfarons qui manquent chez nous ! Tous les prétextes sont bons pour ces derniers quand il s'agit de provoquer « tapage » et grabuge : on invoquera la « marginalisation » de sa cité, le chômage de ses diplômés, le manque d'infrastructures, la répression policière, l'incurie du gouvernement, n'importe quoi en fait pour tout casser dans cette même cité qu'on prétend défendre. Dans l'almanach de notre Révolution, où plutôt dans le Guiness Book de cette révolution tunisienne, il faudra mentionner ces villes à records où le couvre-feu fut instauré plus d'une fois, où les violences sont à répétition et où l'on n'a pas cessé de s'entredéchirer.
Pas de pénurie pour les débitants
En tout cas, au Ministère de l'Intérieur, on est paraît-il bien approvisionné en « couvre-feux » ; le stock en réserve nous suffira pour longtemps et à coup sûr pour jusqu'à la tenue des élections d'octobre prochain. On a même de quoi « couvrir le feu » sur tout le pays pendant des mois encore. Donc pas de bousculade et pas de spéculation : nous sommes à la veille de Ramadan et il faudrait veiller à la bonne marche du circuit de distribution des « couvre-feux ». Il n'est pas sûr en effet que les Tunisiens observent le jeûne des violences ni que le gouvernement s'abstienne de décréter les couvre-feux pendant le mois saint. C'est pour cette raison que le risque de pénurie est pratiquement nul, du côté du Ministère de l'Intérieur. Mais une crainte réelle persiste tout de même : c'est de voir les élections de l'assemblée constituante se dérouler, elles aussi, « en détail »! C'est-à-dire que, pour des raisons sécuritaires par exemple, on soit amené à reporter le scrutin dans telle ou telle ville pour le réorganiser un jour, une semaine, un mois plus tard que la date initialement prévue. Nous aurions ainsi découvert un autre commerce du détail qui, sans le moindre doute, arrachera encore l'admiration de notre ami émigré. D'ailleurs, celui-ci se demande pourquoi les Tunisiens qui avaient si bien et si vite exporté leur révolution tardent encore à en faire de même pour ce génie de détaillants-nés qui les distingue. Après tout, il a peut-être raison : nos entreprises exportatrices piétinent, relayons-les avec notre talent de débitants !