* Plus de « 7 novembre », de « 26-26 », de « chambre des députés » et de celle « des conseillers » La nouvelle est passée quasiment inaperçue au milieu d'une actualité nationale, régionale et internationale très bouillonnante : un directeur d'édition au Ministère de l'Education vient d'annoncer la suppression, dans certains livres scolaires, des contenus « flagorneurs » hérités du régime de Ben Ali, tels les chapitres sur le fonds dit de solidarité et baptisé 26-26, les photos du président déchu, les leçons sur le changement du 7 novembre 1987 et les cours relatifs à l'ex-Chambre des députés et à celle des Conseillers. Cette mesure est éminemment politique et elle mérite qu'on s'y attarde tout autant que les événements en Libye et en Syrie. Nous dirions même qu'un lien étroit existe entre ces deux types d'actualité. En Tunisie, comme dans la plupart des pays arabes, l'enseignement n'a presque jamais échappé aux frasques du pouvoir totalitaire. Nos dirigeants ont vite fait de se servir de l'école pour l'endoctrinement des jeunes générations : il leur fallait former de futurs « flagorneurs », de précieux complices pour soutenir et continuer leurs projets de dictateurs. Scènes de manipulation Du temps de Bourguiba, les élèves des écoles et des lycées bénéficiaient de congés supplémentaires lors d'une visite accomplie dans leur ville par le président ou par son premier ministre : on les emmenait à la rencontre de cet hôte afin de l'applaudir, de lui souhaiter longue vie et de scander à l'envi les slogans de son parti unique. C'était aussi pour donner l'impression au président et au premier ministre que le peuple était venu en masse les accueillir. Les responsables locaux faisaient tout leur possible pour réunir une foule nombreuse des deux côtés de la rue ou de l'avenue par lesquelles le cortège officiel passait. Ils devaient garantir également un semblant de chaleur et de ferveur dans l'accueil réservé au prestigieux visiteur. Bref, il y avait toute une mise en scène à monter pour faire croire à l'authenticité et à la spontanéité de la liesse populaire déclenchée par le passage de Bourguiba ou de l'un de ses hommes. Pour la réussite de l'entreprise mystificatrice, quoi de plus efficace que l'instrumentalisation des écoliers et des élèves encore innocents. En tout cas, les enseignants accompagnateurs de la jeune fanfare veillaient au grain pour que le jeu des petits acteurs soit suffisamment crédible le jour J. Dans certains cas, on organisait des répétitions avant la cérémonie d'accueil et ces séances se déroulaient en classe ou même dans la rue. De tels exercices de préparation débouchaient quelquefois sur l'exclusion de certains élèves jugés inaptes pour le rôle à jouer devant l'honorable visiteur de la ville. Il y avait déjà, en quelque sorte, des brebis galeuses parmi le chœur infantile. L'école des infâmes Mais de telles mobilisations circonstancielles ne suffisaient pas pour embrigader les enfants scolarisés : il fallait surtout introduire dans les programmes scolaires de la plupart des niveaux des contenus idéologiques et des éléments d'histoire ou de civilisation susceptibles d'amener une lecture orientée du passé et du présent du pays. Parmi ces ajouts, il y en avait qui servaient surtout à glorifier le président et ses « réalisations ». L'école de Bourguiba a fait des émules après lui : les différents ministres de l'Education sous Ben Ali modifièrent à leur tour les programmes scolaires de manière à célébrer le successeur du « Combattant suprême » et ses œuvres. La flagornerie des ces ministres aurait pu aller plus loin : par exemple jusqu'à proposer à l'enseignement les bonnes œuvres de Leila Trabelsi et de sa famille. Il en est ainsi dans tous les régimes arabes : le manuel de l'enfant est souillé de mille façons ; l'école arabe distille le venin des dirigeants à travers des livres censés désenchaîner les esprits ; elle crée aussi des « organisations de jeunesse scolaire » complètement acquises à la cause du Président et de son parti : les écoliers et les lycéens y sont enrôlés presque de force, sinon par la ruse. C'est dans ces structures que se formait l'essentiel de l'élite flagorneuse de demain. Les élèves membres de « la jeunesse scolaire » jouissaient souvent de privilèges particuliers et parfois ils étaient craints par ceux-là mêmes qui les ont initiés à la flagornerie. Horizons sombres En fait, de telles pratiques d'embrigadement ne sont pas propres à nos systèmes politiques arabes. D'autre part, nous n'excluons pas que le régime qui succèdera à celui de Ben Ali y ait également recours : ne pensez pas par exemple qu'en cas de pouvoir islamiste, on dépolitisera l'école. Si ce sont les communistes qui gagnent, leur système éducatif ne sera assurément pas neutre. Les nationalistes arabes, quant à eux, proposeraient des manuels conformes à leur vision pan arabiste du monde. Les autres candidats au pouvoir postrévolutionnaire sauront eux aussi, en cas de victoire aux élections, glisser des cours sur les « sacrifices » et « l'héroïsme » de leurs chefs respectifs ; ils parviendront d'une manière ou d'une autre, à gauchir l'Histoire pour y valoriser leur contribution. Nous craignons en effet que jamais l'école tunisienne et arabe ne puisse rester à l'abri des incursions partisanes et des manœuvres de flatteurs sans scrupules. La réussite de la Révolution passe aussi par l'assainissement des manuels scolaires. Le jour où ces livres défendront des contenus « indépendants », nous promettons d'être moins pessimistes !