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L'igloo de Tunis(2)
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Publié dans Le Temps le 15 - 09 - 2011

" La différence, la contradiction doivent subsister, mais cela n'implique pas que nous devons nous haïr, que nous devons entrer en guerre. "
Swami Vivekananda
Ils sont venus, en cette fin de matinée, les hyènes, les repus, s'agglutiner devant l'igloo, attirés par les cris de désespoir d'une femme frêle, se débattant contre son tortionnaire. Est-ce l'un des marchands voisins qui a tenté de la déloger ou est-ce un passant qui l'a provoquée pour qu'elle pousse de tels hurlements de terreur ? Elle se débattit un moment, puis voyant le nombre des spectateurs augmenter, les vociférations de son contradicteur redoubler, les accusations de " folle !
" fuser, prit peur et s'arma d'un canif pour se défendre. La circulation s'arrêta, le métro stoppa, les habitants des immeubles voisins se mirent aux balcons, les passants accoururent pour être aux premières loges, une trentaine d'hommes, pris d'une hystérie collective crièrent au scandale et se jetèrent sur elle, la plaquèrent au sol, face contre terre, mains derrière le dos. Insultée, violentée, frappée, agressée, entourée de chacals féroces, elle criait sa détresse. L'étau se resserra sur une proie attaquée par des charognards hideux. On se serait cru dans un mauvais film américain, un de ces navets dans lesquels, des policiers bien baraqués, bien musclés se ruent sur un malfaiteur violent, au bras vigoureux et tatoués. Mais, le bandit n'est autre qu'une femme que la société a condamnée à l'errance et a jetée sur le trottoir d'une ville qui exhibe luxe et apparat.
Où étaient-ils ces sauveurs de la veuve et de l'orphelin, quand le centre-ville pullulait de marchands ambulants criards et arrogants, quand des bandes de malfaiteurs mettaient à sac les commerces, quand de jeunes casseurs, armés de pierres et de gourdins, vandalisaient, pillaient magasins et lieux publics et y mettaient le feu, quand des rétrogrades mal intentionnés s'attaquaient aux femmes et incendiaient les antres de la culture ? Où étaient-ils ces courageux téméraires quand la ville avait besoin de leur protection ? Terrés dans leur cocon de soie, après avoir vidé les Grands Magasins de produits de luxe : champignons, fromages fins, cailles et gros poissons. Bien calés dans leur fauteuil, ils se lamentaient sur une ville défigurée.
Blessée, la femme fut ligotée et amenée on ne sait où, et pendant d'interminables minutes, on commenta l'événement, on jeta l'opprobre sur " cette créature du mal, cette diablesse, ce monstre malfaisant qui squatte le trottoir de notre ville et qui agresse les personnes respectables… " Justice fut rendue à l'innocente victime de la meurtrière. Pas une seule interrogation sur les mobiles de l'attaque, pas un mot de compassion, pas un regret, pas un doute. Mais, des personnes dans leur droit, se faisant justice eux-mêmes, nettoyant la ville de " sales têtes, d'individus dangereux et crasseux… " Et les droits de l'Homme ? En ont-ils entendu parler ? Le respect de l'intégrité physique et morale de chaque individu ? Le respect de la dignité de chacun ? De quel droit se sont-ils attaqués à une personne démunie ? Au nom de quel principe, voudraient-ils éliminer les faibles, les laissés pour compte, terrasser une pauvre haire ?
Qu'adviendrait-t-il demain, si des intolérants prenaient le pouvoir ? Qu'adviendrait-il si le rejet de l'Autre était admis, toléré, encouragé ? Qu'adviendrait-il si les hommes de bonne volonté se taisaient devant l'inacceptable et l'arbitraire ? Qu'adviendrait-il si la peur de la différence se muait en silence complice ? Qu'adviendrait-il si la horde se jetait sur une femme démunie et abandonnait les poursuites contre les coupables d'actes criminels ? Qu'adviendrait-il si la compassion mourait dans nos regards ? Qu'adviendrait-il si on oubliait de regarder et de comprendre les démunis, les marginalisés, les discriminés par un système inhumain et cruel ? Qu'adviendrait-il d'une femme libre et anonyme, abandonnée sur un trottoir, n'ayant qu'un igloo de fortune pour unique bien ?
Tounès THABET
Swami Vivekananda(1863-1902) a écrit quatre traités de philosophie indoue qui sont devenus de grands classiques. Poète et guide spirituel.


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