C'était il y a plus de trente ans ; Si Mahjoub enseignait l'arabe dans l'unique lycée d'une petite ville du Nord. Connu pour ses idées gauchistes et pour son engagement pan arabiste, dont il a au demeurant contaminé ses élèves, en particulier ceux des grandes classes, il était également tenu à l'œil pour son action militante au sein du syndicat local. Cela lui valut un ou deux interrogatoires très courtois au poste de police, les deux enfants du commissaire qui allaient passer leur bac cette année-là ne disaient de lui que du bien à leur père. En tout cas, personne ne pouvait contester sa valeur d'excellent professeur et de pédagogue parfait. Bien que n'ayant pas encore atteint la trentaine, il communiquait idéalement avec les adolescents et maîtrisait à merveille ses cours et ses classes. En dehors du lycée, il renvoyait l'image d'un citoyen rebelle, anticonformiste, mais intègre et très aimable. Un jour, il était attablé à la terrasse d'un café du centre-ville en compagnie d'une dizaine d'élèves qui tenaient à fêter avec lui leur réussite au baccalauréat. Pour ces derniers, Si Mahjoub y était pour beaucoup. On parlait déjà d'orientation, des métiers d'avenir, de l'ambiance à l'Université, quand soudain l'attention de leur professeur fut détournée par le passage dans la rue d'un adolescent un peu étourdi. Il portait un tee shirt noir sur lequel était inscrite en grosses lettres blanches la phrase « I am zionist ». Ce spectacle mit Si Mahjoub dans tous ses états ; il fulmina un moment puis ne put se retenir d'aller sermonner le jeune passant, mais il s'y prit d'abord avec calme et ironie : « Dis-moi, jeunot, c'est toi qui l'as acheté, ce vêtement, ou est-ce un cadeau de ta correspondante américaine ? Tu comprends au moins ce qui est écrit dessus ?». Pris au dépourvu, l'adolescent ne sut quoi répondre surtout après avoir reconnu son respectable interlocuteur. Il marmonna quelques bribes de phrases puis se confondit en excuses lorsque, sur un ton beaucoup moins modéré, Si Mahjoub lui expliqua la portée de l'insolente assertion qu'il arborait sur son tee shirt. Le professeur mit du temps après cette scène pour retrouver le sourire au milieu de ses élèves. Le souvenir de cet « affront » lui revient aujourd'hui à 57 ans : après tant d'années passées dans l'enseignement et la diffusion des hautes valeurs universelles, dans la lutte syndicale aux côtés des ouvriers et des fonctionnaires moyens, dans le combat en faveur des droits de l'homme et de la femme, dans l'opposition à la dictature, dans le soutien des causes justes chez lui et dans le monde, il ne s'attendait pas du tout à ce qu'un jour, on aille jusqu'à le traiter d'agent du sionisme ! C'est pourtant arrivé, cette année ! Dans la rue, à la télévision, sur les ondes de la radio et les colonnes des journaux, des « révolutionnaires » de la dernière heure répètent à l'envi que des hommes comme lui sont vendus aux Américains et aux Israéliens, servent les communautés prosélytes de l'Occident, reçoivent des sommes faramineuses des lobbies sionistes du monde entier, complotent contre l'identité, le patrimoine et la langue du pays, incitent à la délinquance et au dévergondage, veulent saper les fondements de l'Islam et rêvent de détruire les valeurs familiales traditionnelles. L'autre jour, Si Mahjoub crut même reconnaître parmi les personnes interviewées par la télévision quelques uns de ses anciens élèves. On lui apprit aussi que l'adolescent qu'il avait réprimandé il y a trente ans dirige actuellement un journal de nationalistes arabes qui s'attaque quotidiennement à l'organisation présidée par Si Mahjoub en prétendant que ses membres appellent à la normalisation avec Israël… Ce soir Si Majoub s'est réveillé en pleine nuit le corps en sueurs et la gorge sèche : dans son rêve, il s'était vu au-dessus de Gaza en train de bombarder un jardin d'enfants et de jubiler en criant "I am zionist !". Il alla se rafraîchir près de la fenêtre, fuma une cigarette dans le salon, puis revint se coucher dans les bras d'Emna son épouse, cette autre "sioniste" qui l'a soutenu dans tous ses combats et qui, demain, ira dans son lycée à elle, affronter à son tour l'injure et la calomnie de ses chers collègues "révolutionnaires" !