Parmi les chantiers ouverts de la Tunisie post-révolutionnaire, l'université tunisienne est en bonne place. Ses problèmes sont majeurs, les remises en question des choix faits par le passé sont à l'ordre du jour et des réformes du système universitaire commencent à faire débat. La Presse lance la discussion en donnant la parole à plusieurs leaders d'opinion du secteur. Leur constat est accablant : la situation, selon quelque critère que ce soit, est alarmante. L'université a subi toutes les tares de l'ancien régime : démagogie politique, populisme, vues à court terme, absence de dessein... Après avoir dressé ce constat, nos interlocuteurs proposent ci-après, chacun avec ses mots et ses références, des solutions intéressantes et parfois volontaristes pour redonner à l'institution universitaire un lustre qu'elle est en train de perdre, et une mission élevée qu'on lui avait fait perdre de vue. Professeur d'université à la faculté des sciences économiques et de Gestion de Tunis depuis plus de 20 ans, Sami El Aouadi est aussi un syndicaliste de la première heure. Des responsabilités qu'il a assumées malgré la répression qui pesait sur tout opposant. C'est donc l'avis d'un militant de l'intérieur du système universitaire que nous découvrons à travers cet entretien. Le Pr Aouadi commence par rendre un vibrant hommage aux pionniers de l'université tunisienne et refuse que les efforts des générations précédentes soient niés. Il pense; et le dit tout haut, que nous pouvons être fiers en Tunisie de la place acquise par l'enseignement en général et par l'université en particulier ainsi que des acquis réalisés au sein de l'université, grâce à l'évolution du nombre des enseignants, des étudiants et des établissements. La qualité sacrifiée sur l'autel de la quantité En dépit de tout ce que le régime a pu faire et en dépit des errements de l'administration, l'université tunisienne grâce à ses femmes et à ses hommes, grâce à ses syndicats et à ses militants, a pu assumer souvent dans des conditions difficiles, de nobles missions de transmission de savoir et de devoir de recherche. Cela étant dit, nuance Pr Aouadi, il est malheureux de constater que la qualité a été sacrifiée sur l'autel de la quantité. Puisqu'à cause de la massification et un tel encombrement des effectifs, la qualité de l'enseignement, de l'encadrement et de l'évaluation, ainsi que le cadre de la vie des étudiants se sont profondément dégradés. Il est connu de tous que l'université accueille chaque année un nombre considérable d'étudiants qui n'auraient pas dû y accéder, le gonflement du nombre des bacheliers d'une manière artificielle à travers le système de bonification de 25% a fait que plus de 30% de bacheliers accèdent à l'université sans pour autant atteindre la moyenne minimale 10. Il s'en est suivi un nivellement par le bas qui s'est répercuté d'une manière insidieuse sur le niveau de l'évaluation. C'était un moyen de rétention artificielle des étudiants pour ne pas compliquer les données du marché de l'emploi. «Ce choix politiquement instrumentalisé a transformé l'université en un salon d'attente sur le seuil du marché de l'emploi » Cette massification n'a pas été accompagnée de recrutement adéquat de cadres enseignants qualifiés et permanents. Le ministère s'est vu obligé de recourir à des effectifs qui n'étaient pas toujours qualifiés pour l'enseignement supérieur comme les professeurs de l'enseignement secondaire et des milliers de contractuels et de vacataires qui n'ont pas reçu la formation nécessaire. Un autre problème a miné le système universitaire, celui de l'émiettement de la carte universitaire. Au nom de la décentralisation, et obéissant à un certain populisme mis au service de visées politiques, des sortes de « cathédrales du désert » ont été implantées ici et là n'ayant d'universitaire que le nom. Isolées de tout et se trouvant dans des environnements non propices au développement de l'esprit universitaire, celles-ci n'avaient ni les locaux nécessaires ni les cadres administratifs et pédagogiques adéquats. Pourtant, ça part d'un bon sentiment celui d'œuvrer à la décentralisation et du développement régional C'est bien de décentraliser et de rapprocher l'université des enfants du peuple de l'intérieur, répond notre interlocuteur, mais qu'est-ce qu'on leur a offert ? Des formations porteuses, des facultés de médecine, des écoles d'ingénieurs ? Ce qui leur a été proposé ce sont de petites boîtes créées pour résorber des effectifs pléthoriques : des études de littérature appliquées, des instituts de gestion comme il en existe partout. A travers cette carte universitaire, il s'est opéré un effet discriminatoire et social pour les enfants des régions déshéritées. Ce n'est pas parce que le marché du travail n'offre pas de postes pour des philosophes que l'université doit arrêter de former des philosophes La dernière réforme importante concerne l'instauration du système LMD : licence, master, doctorat, qui se présente comme une refonte de l'enseignement universitaire consacrant l'universalisation du système de formation et de diplômes. Mais là ou les Européens ont mis 5 années de négociation pour l'adopter, en Tunisie, l'ex-ministre l'a fait adopter de manière illégale avec une précipitation inouïe, sans texte approprié et sans concertation avec les enseignants. Les institutions ont reçu des injonctions pour l'appliquer. Un système qui a induit une application mécanique de la professionnalisation de l'enseignement supérieur à travers l'instauration de licences appliquées dont le nombre est d'environ le trois-quart des licences fondamentales. Une conception qui se fait une piètre idée de la formation universitaire. Sous prétexte de chercher une adéquation avec les besoins du marché du travail, l'université a été convertie en des centres de formation professionnelle. A ce niveau, le Pr Aouadi réagit de manière virulente à l'encontre de ce qu'il considère comme une déviation de la mission de l'université : « Ce n'est pas la vocation de l'université de répondre aux attentes du marché du travail. Ce n'est pas parce que le marché du travail n'offre pas de postes pour des philosophes que l'université doit arrêter de former des philosophes, des historiens, des sociologues ou des anthropologues. La société en a besoin». Il faudra à présent revisiter le système LMD, selon M. Aouadi, au niveau de deux aspects : le système d'évaluation qui est extrêmement lourd et requiert plus de temps que le temps consacré à la formation et les programmes de formation qui ont été faits de manière expéditive, qu'il est temps de revoir. Le chômage des diplômés Un des problèmes nationaux de la Tunisie est le chômage des diplômés. Or selon Pr Aouadi, c'est une responsabilité partagée où l'université occupe une place de choix, certes, du fait qu'elle n'a pas su innover, se développer et se moderniser, mais elle n'est pas seule sur le banc des accusés. Le tissu économique est lui aussi responsable. De faible envergure, il n'offre pas d'emplois pour des cadres, quand il en propose, ce sont des emplois très peu qualifiés. M. Aouadi, qui est également économiste, fait une analyse de la situation économique du pays. Selon lui, le recul de l'investissement est une réalité, et il ne sera pas possible que les unités économiques soient en mesure de résorber plus de 250 mille chômeurs diplômés de l'enseignement supérieur, les politiciens font de la démagogie. Il faudra impulser les créations de nouvelles entreprises structurantes qui seraient en mesure de recruter le maximum de cadres: «Je peux vous assurer qu'un diplômé de littérature arabe, s'il est bien formé, peut trouver sa place dans une banque ou une administration d'une entreprise industrielle ». Le climat des affaires était malsain, les gens préféraient cacher leur argent dans les banques plutôt que de créer des entreprises, un climat de corruption et d'administration détourné au profit d'intérêts privés. A présent, il y a lieu d'espérer que le secteur privé se reprenne et que l'argent sorte des banques pour s'investir dans l'industrie plutôt que d'alimenter la consommation superflue et dévoyer les ménages dans l'endettement. Quant au secteur public, il est sous l'influence d'une vision néolibérale, analyse M. Aouadi, celle des bailleurs de fonds internationaux, notamment le FMI et la Banque mondiale, qu'il considère, selon son expression, comme « des intégristes du marché ». Il faut que l'Etat crée des entreprises à complexité technologique et investisse dans l'infrastructure des régions pour les désenclaver, c'est son devoir et son rôle. Le répertoire de réformes Notre professeur, doublé d'un syndicaliste militant, recense les réformes selon lui passibles d'optimiser l'enseignement universitaire. Il commence par appeler à la suppression des 25% du concours d'évaluation du bac. Il appelle également à reconsidérer le système d'orientation : il y a une véritable discrimination sociale qui est introduite par ce système, déplore-t-il, en expliquant, lorsqu'un jeune lycéen de Médenine obtient 16 au baccalauréat, cette moyenne équivaut à 18 d'un élève du lycée de La Marsa ou d'El Menzah, et à ce titre il a le droit d'avoir des critères spécifiques pour l'orientation lui facilitant l'accès aux écoles de médecine et d'ingéniorat. Ou bien il faut placer les étudiants dans les mêmes conditions d'enseignement ou bien faire une compensation quelconque. A l'heure actuelle, les élèves ne bénéficient pas des mêmes conditions et se trouvent placés devant un même examen et un même système d'évaluation. Dans la même logique, une refonte du système de la formation professionnelle est nécessaire. Parmi les élèves, il y en a qui ne sont pas intéressés par la formation fondamentale et universitaire, et qui sont en revanche très doués pour la formation appliquée et professionnelle, il faudra les encourager dans ce sens. Après ce round-up, Pr Aouadi espère de tous ses vœux une amélioration du niveau de l'enseignement et de la formation à travers une sélection juste et adéquate des conditions d'accès à l'université : « Je crois que tout titulaire du bac a le droit d'avoir une chaise dans l'université mais il faut que ce soit un véritable bac et non un bac subventionné ». D'un autre côté, l'université n'est pas une entreprise, conclut-il, et ne fonctionne pas comme telle, elle se base sur le volontariat, l'initiative individuelle, la curiosité du chercheur. L'université ne peut pas tourner à coups de décrets, de ce fait, il faudra lui laisser une certaine marge d'autonomie et au chercheur une certaine liberté.