Une année, ou presque après le déclenchement de la Révolution en Tunisie, et ce qu'elle a entraîné dans le Monde arabe comme mouvements de révoltes qualifiés de « Printemps arabe », des questions se posent sur les perspectives, les défis et les risques encourus par ces mouvements. Après les élections du 23 octobre en Tunisie, quels seront les défis à relever et les risques éventuels de dérapage ? Le Forum Averroès Maghreb Tunisie (FAMAT, Ibn Rochd), l'Institut Euro Med Recherches et Développement (INSERD) et le Forum des Etudes Sociales Appliquées (FESA) ont tenté de donner une esquisse de réponse à ces questions, en organisant, hier, à Tunis, une méga rencontre-débat avec la participation d'intellectuels, de représentants de partis politiques et d'associations de la société civile et des invités étrangers. Le débat était marqué par des dissensions directes entre les conférenciers dans une salle archi-comble. Mustapha Filali du haut de ses 90 ans, membre de la première Constituante, connu par sa sagacité et sa longue expérience dira que « le problème est complexe. Les révolutions ont soulevé des problèmes différents d'ordres politique, économique et culturel ». La dimension culturelle et humaine du développement est posée. L'emploi occupe la première place dans les pays du Maghreb. L'emploi est à la base de la dignité. La question est liée au modèle de développement choisi, à l'éducation et à la formation. « Depuis trente ans, l'école est devenue une machine à créer le chômage », dira-t-il, en ajoutant qu'il faut faire de l'éducation la clef de l'emploi. L'emploi dépend aussi du taux de progression de la population qui est de 1,5% en Tunisie et supérieur à 2,5% en Libye, Algérie, Maroc et Egypte. Toutes les questions se rapportent l'une à l'autre et ne peuvent être, en conséquence, traitées de façon isolée. La Révolution est fondamentalement attachée à la culture. Elle pose la question de la relation Etat et Religion, en Tunisie aussi bien qu'en Egypte. La Révolution tunisienne a deux caractéristiques, selon le conférencier. Elle est un changement structurel du régime politique, ainsi qu'un changement du modèle social et économique. Le monde arabe, l'Egypte et la Tunisie entrent dans un avenir totalement différent de ce qu'ils ont vécu durant les cinquante dernières années. C'est un changement structurel. Ahmed Mustapha, journaliste et expert égyptien à Londres, parlera de la politique de deux poids - deux mesures. Il considère que ce qui se passe dans la région est une révolution même si les formes de changement ne sont pas les mêmes en Libye et en Syrie. La situation en Egypte a connu un retard à cause de l'ingérence des forces étrangères. La question de l'ordre mondial ne se pose plus comme avant. Il n'impose plus ses choix avec la même facilité. Il considère que l'expérience tunisienne qui a tenu des élections d'une Constituante qui seront suivies par d'autres élections après une année, doit servir de modèle de changement. Ahmed Abou Ennassr président de l'Union des Etudiants palestiniens considère que les révolutions arabes donnent de l'espoir aux Palestiniens. Il pense que les jeunes observent la situation et peuvent de nouveau occuper la rue et observer des sit-ins. L'injustice subie par les Palestiniens les inspire. Il espère que les prochains gouvernements n'utilisent pas la cause palestinienne pour redorer leur blason. Ghassen Nimr, journaliste et universitaire palestinien, rappelle qu'en Palestine on avait tendance à attendre les Arabes. Ce n'est plus le cas. Beaucoup de problèmes légués par les anciens régimes vont peser lourdement sur les nouveaux gouvernants. Les Arabes n'ont pas une forte position dans les rapports de forces internationales. Les choses ne vont pas changer de si tôt. Les nouveaux pouvoirs sont obligés de montrer qu'ils ne présentent pas un danger pour Israël. Abou Yaâreb Marzouki, évoquera la dimension universelle du printemps arabe. C'est la première fois depuis des siècles, que le monde musulman n'est plus une exception, puisque la démocratie est devenue une revendication interne, comme valeur fondamentale. Mustapha Filali rappellera que la laïcité dans le sens de séparation entre la Religion et l'Etat puise ses sources dans l'approche d'Averroès. Les différences confessionnelles séparant chîites et sunnites, affaiblissent l'universalité du printemps arabe. Regina Laguna, journaliste, juriste et experte espagnole, dira que les Européens disent soutenir la Révolution à travers la politique de voisinage euro-méditerranéenne. Il ne faut pas les croire parce qu'ils avaient soutenu les dictatures et la corruption et sont accaparés par leurs problèmes. Ils suivent ce qui se passe au sud de la Méditerranée avec intérêt et se préoccupant par la montée de l'islamisme. Quant aux Américains, ils sont présents dans la région depuis longtemps contrairement à l'Europe. Lors de la deuxième séance du débat, Larbi Azzouz, chercheur et expert international tunisien, vice-président du Forum Averroès fera un exposé magistral sur les défis et les risques encourus après les élections de la Constituante en Tunisie. Il révèlera que les Tunisiens ont voté fortement pour un parti, croyant encore au parti fort et à l'Etat providence. Dans ce cas quel sera le sort de la démocratie, surtout si une coalition s'accapare tous les pouvoirs ? Près de la moitié des électeurs tunisiens n'ont pas voté. Cette proportion est encore plus élevée au Centre et au Nord-Ouest. Plus de 15% des électeurs potentiels ont voté pour des listes qui ne sont pas représentées à la Constituante. Globalement, près des 2/3 des Tunisiens en âge de voter, n'ont pas accordé leurs voix aux membres de l'actuelle Assemblée Nationale Constituante. Cette Constituante devra mesurer ses positions, en fonction de la majorité populaire réelle et non seulement en fonction de la majorité électorale. Sinon, le risque de confrontation existe. Cette majorité ne doit pas tomber dans le piège de ceux qui l'ont précédé au pouvoir. Pratiquement, si on tient compte des élus qui ont choisi d'être dans l'opposition, les trois quarts des électeurs potentiels, ne se reconnaissent pas dans la majorité actuelle. Tous ces défis et pressions incitent la nouvelle élite politique à prendre des positions modérées que ce soit dans sa politique intérieure ou internationale. La sagesse doit primer pour éviter une nouvelle dictature que personne n'acceptera. La question de l'évolution du mouvement islamiste tunisien se pose. S'est-il démarqué définitivement de la pensée des Frères musulmans ? A-t-il opéré un changement fondamental. La présence d'un courant salafiste fort suscite des interrogations. Sera-t-il absorbé par les modérés ? La Révolution a eu lieu contre l'injustice et la dictature, pour la liberté, la dignité, l'emploi pour tous, l'éradication du déséquilibre régional… Les salafistes ne formulent aucune réponse à ces revendications. La lutte contre l'injustice et la corruption, va-t-elle se transformer en guerre contre les mécréants ? La Tunisie, pays où l'impossible n'est pas tunisien, saura à même d'inventer son propre modèle et baliser son chemin pour la liberté et la dignité.