Dans sa fameuse pièce « Made in Tunisia», Lotfi Abdelli raconte comment toutes les agences d'espionnage mondiales s'étonnaient de voir autant de chômeurs en Tunisie, mais qui vivent comme des princes, comme des richards. Ces agences ont alors l'idée de kidnapper l'un de ces jeunes pour voir ce qu'il y a dans son cerveau...
Une idée originale qui lui a valu un très grand succès parmi les jeunes, justement. Mais au-delà de la métaphore, comment vivent les centaines de milliers de chômeurs, jeunes et moins jeunes, dans notre pays ? Et quel regard la société porte-t-elle sur eux ?
Le maçon et sa fiancée
Rencontré sur un chantier, Maher est originaire d'un petit village du côté du Kef. Il se raconte : « Mes parents possèdent là-bas un petit lopin de terre qui arrive à peine à les nourrir. C'est dire si mon enfance a été difficile, surtout avec les problèmes d'argent quasi permanents. Le souvenir le plus cuisant qui m'en est resté, ce sont les veilles des jours de l'Aïd, lorsqu'il fallait acheter des habits neufs si chers par rapport aux maigres moyens financiers de mon père... »
Alors dès qu'il a pu, vers l'âge de 16 ans, il a suivi l'un de ses oncles sur un chantier de construction à Tunis. D'abord simple ouvrier payé une poignée de Dinars, il a trimé dur au soleil et sous la pluie, pour apprendre le pénible métier de maçon qu'il continue à exercer aujourd'hui.
Il a une fiancée qui attend patiemment qu'il économise assez d'argent pour l'épouser, sachant d'avance que leur mariage, ce sera plus pour le pire, que pour le meilleur. Ouvrière dans une usine, elle s'accroche à son bonhomme comme on s'accroche à une planche de salut, à un espoir factice, à une désillusion annoncée... Deux désespoirs qui feront des enfants qui leurs ressemblent, laids, pauvres et ignorants...
Docteur ès-chômage
A 29 ans, Selma est « toujours étudiante » et elle ne voit toujours pas le bout du tunnel. Par amour pour les sciences, elle a suivi la filière SVT (Sciences de le Vie et de la Terre), « sans savoir qu'il n'y avait aucun débouché dans ce pays ». Alors elle pousse ses études toujours plus loin, pour ne pas se retrouver au chômage et devenir la honte de la famille, où tout le monde a réussi à se faire une place au soleil.
Sans bourse et sans salaire, elle vit aux crochets de sa famille, « avec en permanence ce sentiment de gêne, pour ne pas dire de culpabilité chaque fois que je dois demander de l'argent ». Tous les hommes qu'elle a connus se sont courageusement défilés le jour où elle leur a annoncé qu'elle ne travaillait pas et qu'elle avait peu d'espoir de travailler un jour...
Alors elle vivote, elle fait semblant d'être occupée pour combler le vide de sa vie, pour éviter de tomber dans le regret, dans la déprime.
Le « Jelled »
Hassen est ce que l'on pourrait appeler un repris de justice multi récidiviste. Il a quitté l'école à la fin du cycle primaire, sans obtenir le moindre diplôme. Mais il n'est pas inculte pour autant : des années à écouter les autres parler en prison, lui ont permis de soutenir une discussion plus ou moins logique...
Il parle de sa vie : « bizarrement, je me lève tôt, vers six heures du matin, question d'habitude, puisque je viens de la campagne, où la journée commence avec les premiers rayons du soleil. » Peu loquace quand il s'agit des exploits qui l'ont conduit si souvent devant les juges, il confie cependant que de mauvaises fréquentations l'ont conduit au vol à l'arraché, sa spécialité. Dans le milieu, on les appelle les « jelled », ceux qui volent les portefeuilles en « Jeld » (en cuir).
En prison, les « frères » comme il les appelle, ont essayé de l'initier aux principes de la religion musulmane pure et dure. Mais dès sa sortie, il a recommencé à voler. Il se justifie : « Je ne sais rien faire de mes mains, je n'ai ni métier, ni diplômes. Alors je vais vers le plus facile, le vol à l'arraché, quitte à perdre ma liberté encore une fois. »
L'artiste raté
C'est un chanteur sans voix, un danseur sans grâce, un acteur qui ne fait que de la figuration et un peintre sans talent. Mehdi a été élevé dans une famille aisée, il a tout essayé, tout raté. Sans diplôme, mais avec beaucoup de prétention, il se croit « incompris, trop bien pour ce peuple d'ignares. Je suis né dans un pays où on ne comprend rien à l'art, à la culture... »
Ce chômeur atypique vit évidemment aux crochets de sa mère qui l'a gâté-pourri depuis l'enfance et elle continue à le considérer comme son bébé, ce qui n'arrange pas les choses. Ses échecs répétés l'ont plongé dans une grave dépression, avec une obésité qui l'empêche de bouger et d'avoir une vie sociale normale...
Ce ne sont là que quelques exemples qui relatent le quotidien de jeunes chômeurs tunisiens. Ce n'est évidemment que la partie visible d'un iceberg gigantesque. Une situation qui plonge toute une génération dans le découragement, dans la déprime, dans le désespoir... Et il est temps que nos gouvernants se réveillent pour tenter des solutions innovantes, des réponses valables.