Le premier réflexe quand vous entendez le mot « bohème » ? Entonner la chanson inoubliable de Charles Aznavour avant de penser aux bohémiens adulés par Rimbaud, Verlaine ou Courbet. C'est le génie de cette exposition de ne pas tomber dans la facilité, de ne pas se limiter à la bohème parisienne, devenue légendaire au point de cacher ses origines. Au Grand Palais, il est question d'origines, de racines, de destin, d'art, de liberté, de misère et de génocide. Le commissaire de l'exposition a le courage de prendre à bras-le-corps un sujet difficile et d'actualité : les Roms. L'audace apparaît dès l'entrée de l'exposition avec une citation au mur : « Si tu ne sais pas où tu vas, souviens-toi d'où tu viens ». Ce n'est pas une citation érudite de Baudelaire, mais un proverbe rom. Le parcours est clôturé par une photo choc de l'exposition organisée par les nazis sur l'art dégénéré à Munich en 1937 qui annonce déjà le futur génocide de 500 000 Roms. Autrement dit : le mot d'ordre de l'exposition est fort et reste d'actualité : l'art de la liberté chez les Roms et la liberté de l'art chez les artistes, c'est le même combat. L'univers rom Le périple des Roms est intelligemment accompagné par la scénographie du rez-de-chaussée qui ne tombe pas dans l'écueil d'une mise en scène lisse, muséale et propre : on retrouve des empreintes au sol et des couleurs brunes qui rappellent la longue route sur laquelle marche ce peuple voyageur et la terre qu'on retrouve dans beaucoup des tableaux. Et il y a ce mur laissé vide qui nous laisse la place de réfléchir à l'espace, l'éphémère et les absences qui sont, jusqu'à aujourd'hui, si importants dans l'univers rom et notre rapport avec les Roms. Dommage que Robert Carsen, le metteur en scène d'opéra canadien et scénographe de l'exposition, ne résiste pas à la tentation de trop aciduler le destin des bohémiens parisiens avec des reconstitutions kitch : au milieu d'une salle on découvre « en vrai » le poêle qui se retrouve sur la célèbre toile de Cézanne. Un peu plus loin, des chevalets naturalistes ou des salles décorées en ateliers d'artistes où les visiteurs sont invités à revivre la pauvreté d'antan... Vu la qualité et la diversité des tableaux exposés, cela peut passer pour un détail : Un homme trompé par des Tsiganes de Léonard de Vinci, Le campement de bohémiens de Van Gogh, La rencontre de Courbet, La gitane de Van Donghen, les Pauvres génies de Picasso... côtoient des œuvres de peintres beaucoup moins connus comme George Morland, Theodor von Holst ou les neuf lithographies impressionnantes de l'Album tsigane d'Otto Mueller, réalisé en 1926-1927. Les Roms n'ont pas droit de cité Malgré l'exploit de couvrir quatre siècles, il y a un oubli majeur dans l'exposition: nulle part les Roms eux-mêmes n'ont droit de cité. Cela aurait pu être justifié il y a encore dix ans en pointant le fait que la culture rom est de nature orale et ne laisse pas de traces. Mais en 2007, la Biennale internationale d'art contemporain de Venise avait changé la donne. C'était le premier pavillon consacré à la culture rom et une petite révolution dans l'histoire de l'art. Aujourd'hui, plus rien ne justifie le fait de ne pas avoir laissé la parole à un Rom dans une exposition sur les Bohèmes. Il n'en reste pas moins qu'on ne remarque cet oubli que grâce à cette exposition qui a le grand mérite d'avoir mis ce sujet complexe et passionnant des « bohèmes » en lumière.