Nous venons de découvrir, avec quelque retard il est vrai, trois précieuses publications du Centre National de Traduction. D'abord, un trésor d'une valeur inestimable : Le Mouvement littéraire et intellectuel en Tunisie (XIXème et XXème), de Mohamed al-Fadhel Ben Achour, texte traduit et publié en 2010. Il s'agit d'un imposant ouvrage de près de 600 pages comprenant essentiellement huit conférences académiques données, dans les années 1950, par l'éminent cheikh tunisien devant des étudiants du Caire, ainsi qu'un choix de textes dus à différents auteurs cités par le conférencier et qui illustrent les principales phases du mouvement littéraire et intellectuel tunisien à l'époque étudiée. Les deux autres « bijoux » sont deux romans tunisiens également traduits dans la langue de Molière : Promosport de Hassan Ben Othman et Adieu Rosalie de Hassouna Mosbahi. Outre la valeur indéniable et spécifique de chacun de ces livres, ce qui rend leur lecture encore plus agréable et plus passionnante, c'est à notre avis, l'élégant et savoureux français dans lequel ils sont reproduits. M. Abdelhamid Ladhari qui a traduit les trois œuvres mérite plus que des compliments. Professeur de français à l'Université d'El Manar, il se consacre depuis quelque temps à la traduction de la littérature tunisienne. Dans une récente rencontre, il nous a parlé de sa nouvelle passion, des exigences et des contraintes multiples du travail de traducteur et en même temps, du plaisir et de l'enrichissement que l'on peut tirer d'une telle expérience. Le Temps : Comment êtes-vous venu à ce domaine de la traduction ? Abdelhamid Ladhari : en vérité, un peu par hasard. Je n'ai suivi aucune formation spécifique dans les techniques de la traduction. Ce fut un apprentissage sur le tas. Comme tous mes pairs, j'ai commencé par des exercices de thème et de version au lycée et à l'Université. Plus tard, en tant que professeur de français, j'étais plus ou moins amené à traduire des textes. Je dois dire quand même que je me débrouille bien en langue arabe. Mon expérience à la tête du département de traduction et d'interprétation à l'Institut Ibn Charaf a sans doute contribué à affiner mes dons dans le domaine et à me faire aimer cet exercice. *Ce n'est pourtant pas de tout repos ! -Assurément. C'est un travail qui exige beaucoup de patience. Par moments, vous en êtes découragé. Mais, à vous dire la vérité, je ne l'ai jamais senti comme une corvée. Fouiller et farfouiller dans les dictionnaires, se creuser les méninges et consulter plus d'une source à la recherche de l'équivalent français d'un mot, tout cela est éprouvant certes, irritant et décourageant parfois ; mais pour un vrai mordu, ces contrariétés finissent par procurer du plaisir. Figurez-vous que l'ouvrage de Mohamed El Fadhel Ben Achour m'a rebuté au début, tant le texte arabe était illisible et inintelligible. J'ai dû me le faire expliquer par des collègues enseignants d'arabe. La langue originale, quasi hermétique, dans laquelle le livre était écrit constituait un véritable handicap pour moi. Il me fallait aussi retrouver l'orthographe correcte de certains noms propres. Mais une fois les premiers obstacles franchis, j'ai aimé le texte et pris plaisir à le traduire. *Cela vous a pris combien de temps ? -La traduction de cet ouvrage a nécessité une année entière. Quant aux romans de Hassouna Mosbahi et Hassen Ben Othman, ils m'ont pris chacun entre cinq et six mois. Il faut reconnaître aussi que mon rythme de travail est très irrégulier. J'ai d'autres obligations professionnelles sur le temps desquelles je grignote néanmoins quelques heures, parfois plus. *Vous devez disposer de plusieurs dictionnaires ? -Pas tant que ça, en fait : personnellement, j'utilise Le Robert et le Larousse, quelques dictionnaires des synonymes (essentiellement des numériques), et bien évidemment des dictionnaires arabe-français. Mais je compte beaucoup, également, sur le précieux concours de mes amis et collègues. *Etes-vous, au moins, payé à la hauteur de vos peines? -Le Centre National de Traduction nous rémunère correctement. Mais, vous savez, la plus grande satisfaction pour un traducteur c'est que « son » livre récolte du succès et que sa traduction soit bien appréciée. *Est-ce qu'il faut aimer un livre pour en réussir la traduction ? -Absolument ! On ne peut pas traduire un livre sans l'aimer au préalable. Même quand ce livre ne vous plaît pas dans un premier temps, l'entreprise de sa traduction finit par vous le faire aimer, par vous donner le sentiment d'en être aussi l'auteur ! Vous vous l'appropriez en définitive. *Quels types de textes préfèreriez-vous traduire ? -La traduction des textes littéraires m'est plus agréable que celle des autres genres. Je n'aime pas beaucoup les livres trop fournis en abstractions ; par exemple la traduction d'un texte philosophique mobilise des compétences spécifiques que je suis loin de maîtriser. Je me sens plus à l'aise avec la littérature. J'ai choisi de me consacrer à la littérature tunisienne et, en ce moment, je termine deux textes de Béchir Khraïef, « Houbbek derbani » et « Mechmoum el fel ». Je redécouvre cet immense écrivain tunisien dont j'ose comparer le talent et le génie à ceux de Balzac et de Zola. Je vous recommande de relire « Eddegla fi arajin'ha » et « Barg ellil » pour vous en convaincre. *Pensez-vous qu'on a de bons traducteurs en Tunisie ? -Je vais être sincère à ce sujet : honnêtement, je n'ai aimé que très peu de livres traduits par des Tunisiens. Je ne citerai pas de noms ; mais je peux vous dire que la plupart de nos traducteurs bâclent leur travail ; ce n'est donc pas une question d'incompétence ; mais souvent, ils ne consentent pas le sérieux, le temps et l'effort requis dans ce genre d'exercice.