Les dernières violences provoquées à Bizerte par une décision (politico sportive, d'après certains) de la Ligue Nationale de Football Professionnel, et les déclarations incendiaires qui les accompagnèrent favorisent d'une certaine manière la lecture « régionaliste » de cette actualité, jusqu'à hier encore tendue. Les dirigeants sportifs du Club Athlétique Bizertin ont, en effet, joué un peu trop sur la corde chauvine, géographiquement parlant. Le Président du club, en particulier, parla de son équipe et de sa ville comme d'un Etat fédéral ou d'un 7ème Continent. Nous apprécions chez lui et chez certains de ses collaborateurs, cette défense obstinée de Bizerte et des Bizertins. Plaidoirie (à desseins électoraux, selon les langues malveillantes) qu'on a poussée à l'extrême par moments, jusqu'à par exemple nier la « bizertinité » des casseurs et des pilleurs qui ont mis en feu et à sac quelques administrations et entreprises de la mégapole nordiste. S'agirait-il donc de gangs d'immigrants « nouzouh » qui auraient infiltré les groupes de manifestants locaux ? Des « harragas » italiens, peut-être, qui auraient traversé clandestinement la Méditerranée en direction de notre Lampedusa nationale ! Ou alors des malfrats marseillais en manque de casse nord-africain ! Sinon des indépendantistes corses tentés par l'annexion du littoral tunisien le plus proche de leur île !! Une nouvelle géographie des influences ? En fait, et pour garder le sérieux requis en évoquant ces événements regrettables, nous pensons que dans plusieurs régions de l'intérieur tunisien, l'approche régionaliste est rarement écartée en commentant l'actualité politique nationale. Depuis l'ère bourguibienne, l'impression laissée par les dirigeants du pays auprès des habitants des gouvernorats « pauvres », c'est que le pouvoir chouchoute les villes situées sur la côte-est, en particulier celles du Sahel (Sousse, Monastir, Mahdia), celles du Cap-bon (Nabeul et Hammamet surtout), la Capitale et sa banlieue-nord, et enfin la ville de Sfax. De 1956 jusqu'à 2011, les grands décideurs politiques tunisiens ont toujours été « recrutés » parmi les personnalités sahéliennes, dans les familles tunisoises de souche (les «beldi) et au sein des technocrates sfaxiens ! Les politiques natifs des autres régions du pays ont rarement atteint les hauts postes de l'Etat, et ceux qui ont eu l'insigne privilège de les occuper n'y ont fait le plus souvent qu'une brève apparition. Aujourd'hui, deux ans après la Révolution, certains observateurs reviennent allègrement à la lecture régionaliste de l'échiquier politique : ils pensent que la Troïka a ce mérite d'avoir introduit le Sud (est et ouest) dans les grandes formations dirigeantes. Moncef Marzouki, Rached Ghannouchi et ses collaborteurs gabésiens, Ali Laârayedh et ses ministres médeniniens auraient, chacun de son côté, revu et corrigé la géographie des influences politiques dans la Tunisie post révolutionnaire. L'Opposition et ses « régions » En ce qui concerne l'Opposition, de nombreux commentateurs estiment que les principaux partis composant l'Union pour la Tunisie, entendez Nida Tounès et Al Joumhouri, ont à cœur de replacer politiquement les « Beldi » tunisois et à un moindre degré les Sahéliens, dont l'influence se serait considérablement affaiblie après l'avènement d'Ennahdha. D'ailleurs, certains observateurs convaincus de leurs thèses régionalistes, interprètent le net discrédit dont pâtit Abdelfattah Mourou (le Beldi) au sein de son parti islamiste et la courtoise mise à l'écart de Hamadi Jebali (le Soussien), comme un recentrage politique au profit des vainqueurs sudistes des élections d'octobre 2011. Al Moubadara, le parti de Kamel Morjane et sa nouvelle alliance destourienne oeuvrerait pour sa part dans le sens d'une réhabilitation des seules notoriétés sahéliennes (soussiennes et monastiriennes avant les autres). Le Front Populaire est présenté, quant à lui, comme le défenseur des régions les plus démunies de l'intérieur et plus particulièrement du Nord-ouest dont sont originaires beaucoup de ses leaders, du Centre et du Sud-ouest. Une telle lecture se défend parfaitement si l'on retient seulement les lieux de naissance de chaque haut dirigeant de la Troïka. Tous dans le même pétrin Or, en analysant la situation économique du pays dans sa totalité, on ne peut pas dire que la Révolution ait favorisé des régions aux dépens d'autres. Tous les Tunisiens se plaignent aujourd'hui de la marginalisation. Les infrastructures se dégradent partout ; le chômage s'aggrave et menace les populations des villes côtières tout autant que celles des villes de l'intérieur ; l'absence de nouveaux investissements est déplorée au Nord comme au Sud ; le pouvoir d'achat est au plus bas, de Bizerte à Ben Guerdane ; les promesses de projets « colossaux » ne sont tenues ni dans les petites ni dans les grandes agglomérations urbaines. En somme, la réalité économique et sociale continue de décevoir les Tunisiens dans toutes les villes et les régions, qu'ils aient ou non des « avocats » au sommet du pouvoir ! Alors ? Les tiraillements politiques régionalistes, est-ce une réalité ou un simple leurre ? Certains arguments de surface plaident en faveur de leur accréditation. On ne peut pas facilement enrayer le chauvinisme quasi viscéral de certains dirigeants ou formations imbus de leur « légitime » et « historique » ascendant sur les représentants des régions de moindre poids politique et / ou économique. C'est toute une mentalité injuste et discriminatoire qu'il s'agit de combattre en profondeur. Il n'en reste pas moins que la solution n'est pas de remplacer une discrimination par une autre. Une des principales revendications du soulèvement du 14 janvier était le développement équilibré des régions. Les deux Gouvernements de Mohamed Ghannouchi ont créé un nouveau ministère à cet effet. Quant à la Troïka, il y a lieu de se demander si elle a vraiment les moyens de ses ambitions. Les Tunisiens attendent par ailleurs de voir si le développement équitable des régions figure parmi ses plus urgentes priorités !