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«On remet en question toute la transition démocratique et on menace, très sérieusement, la démocratie» L'invité(e) du dimanche: Houda Chérif, membre du bureau politique, chargée de la justice transitionnelle à Al Jomhouri
Entretien conduit par Faouzi Ksibi Il est vrai que notre invitée n'est pas très médiatisée, mais cela n'empêche qu'elle accomplit un travail remarquable au sein des instances de son parti. Son grand apport se vérifie, en particulier, dans le domaine de la justice transitionnelle qui constitue le thème de prédilection pour elle. Mais justement le contexte actuel favorise-t-il l'aboutissement d'un tel projet ? C'est la question que nous lui avons posée en plus d'autres non moins importantes relatives à ce qui se passe, actuellement, sur la scène politique comme le problème qui oppose l'ancienne ISIE à la cour des comptes et la rétractation de Ennahdha après avoir souscrit au dialogue national. -Le Temps : ne croyez-vous pas que vous étiez dupés par Ennahdha qui a essayé de toucher aux droits et libertés dans le projet de constitution après que vous vous êtes mis d'accord sur cette question lors du dialogue national à «Dar Edhiafa»? -Mme Chérif : je tiens à rappeler, tout d'abord, queAl Joumhouri était l'initiateur du dialogue national qui a eu lieu à « Dar Dhiyafa », car nous avons jugé urgent que la Constitution et les points de désaccord soient le centre d'intérêt aujourd'hui. Al Joumhouri en vrai parti démocrate a, toujours, respecté toutes les composantes de la scène politique et a décidé, avec toutes les bonnes intentions, de jouer le rôle du médiateur fédérateur en voyant le spectre de la crise politique s'approcher et la Constitution traîner. Aujourd'hui le moment est celui du Consensus, parce que nous sommes en train d'écrire une Constitution, celle de la Tunisie et non d'un autre pays, celle d'une Tunisie à 99% musulmane et non islamiste, d'une Tunisie qui aspire au progrès et non à la régression et quand je dis Tunisie, je dis le peuple. Un peuple qui aspire aux lumières et non à l'obscurantisme, à la démocratie et nonà la dictature. Au fait, si nous réagissons à ce retour sur l'accord ce n'est pas parce qu'on s'est senti dupé, mais c'est parce que en revenant sur les Droits et Libertés, Ennahdha remet en question toute la transition démocratique et touche gravement à la Démocratie.Je saisie cette occasion pour m'adresser à tous les Tunisiens et leur dire: Attention! La démocratie n'est pas urnes et élections justes, équitables, libres, transparentes. Non ce n'est guère ça la Démocratie! Ceci est une demi-démocratie, une « semicratie », si j'ose l'appeler ainsi, et c'est exactement ce qu'on vit aujourd'hui en Tunisie. -Mais vous pouvez nous préciser comment Ennahdha remet en question la transition démocratique ? Il est vrai que la démocratie complète demande urnes, élections équitables et transparentes, mais aussi respect des droits et libertés qui protègent l'individu et lui assure une vie digne et respectable. Là, je dois absolument ouvrir une parenthèse pour insister sur le fait que la liberté en démocratie va en parallèle avec responsabilité et respect de l'autre et se place loin du non-respect des valeurs morales ou du rejet du culte. Comme vous le savez le développement de la théorie démocratique n'est passé de l'ancienne Athènes au système parlementaire britannique ou à la Constitution américaine ou encore à la Révolution française qu'à travers le développement de deux principes souvent assez contradictoires : la souveraineté du peuple et la protection de l'individu. L'équilibre entre ces deux principes définit la qualité de la démocratie, en ce sens que, dans ces sociétés qui respectent la dignité humaine, les décisions sont prises par un ensemble de personnes et de façon collective, c'est cette manière collective de décider qui constitue l'essence de la démocratie. La majorité l'emporte et quand un désaccord apparaît, et c'est souvent le cas en démocratie, lamajorité tranche et prend la décision finale. Ce qui nous ramène à la légitimation et non pas ce que prétend Ennahdha. Cependant, serait-il juste, voire approprié de n'entendre que la majorité dans les cas de désaccord ? Non car l'individu doit parfois décider pour lui-même. Cet aspect-là est protégé par ce qu'on appelle droits. Les droits définissent et organisent les libertés personnelles, sphère dans laquelle lesquelles ni société, ni majorité, ni gouvernement ne peuvent ni ne doivent intervenir. Mais, malheureusement, c'est ce que Ennahdha essaye de faire. Donc parler de Constitution qui ne respecte pas ou diminue ou minimise l'importance des droits et libertés c'est nier la démocratie. Ce que je voudrais insister là-dessus c'est que une demi démocratie est bien possible. Dans ce cas, nous aurions des élections régulières, la majorité serait libre de choisir un parti gagnant, le principe démocratique électoral serait respecté mais en contrepartie, les droits individuels ne seront pas protégés, ni respectés, les abus des droits seront fréquents. En outre, les institutions de l'Etat de droit seront négligées, voire marginalisées et la Consititution ne représentera pas une protection contre les excès et la dictature de la majorité, mais bien au contraire, elle sera l'arme qui installera les idées d'une majorité parfois relative, comme c'est le cas actuellement en Tunisie, qui étoufferait la voix d'une minorité encore relative à l'image de ce que la « majorité » tente de faire chez nous. Pour tout ce que je viens d'avancer, Al Joumhouri ne lâchera pas prise et mettra Ennahdha face à ses responsabilités en tant que partenaire du Dialogue National. Ce n'est pas normal, ni approprié qu'un parti politique qui se respecte revienne sur ses décisions. Le dialogue Nationale est un contrat moral de plus que ce parti n'a pas respecté et cela est regrettable. Ces pirouettes récurrentes vont, de nouveau, nous faire perdre encore du temps, car le comité de rédaction devrait revenir à la table de travail, revoir le projet et le rectifier selon les accords du Dialogue National. -Où en est le projet de justice transitionnelle ? -En fait, l'ANC se désiste en faveur du ministère, c'est-à-dire du pouvoir exécutif, puisqu'elle n'exerce plus ses prérogatives conformément aux dispositions de l'article 24 de la petite constitution relative à l'organisation des pouvoirs publics (OPP) qui stipulent que cette instance exerce un pouvoir de contrôle en tant qu'autorité de tutelle en matière de justice transitionnelle. On exprimé, depuis le départ, nos craintes qu'un tel scénario se produise et voilà que nous appréhensions sont, malheureusement, confirmées, puisque le fait de permettre au gouvernement d'intervenir, dans un projet aussi délicat qui requiert une partialité totale, fait prévaloir des intérêts partisans aux dépens de l'intérêt général. En vérité, il n'y avait pas de bonne foi dès le premier instant du démarrage du processus, étant donné que la composition des comités techniques constitués par le ministère des droits de l'homme et de la justice transitionnelle n'était pas transparente. Ces comités, installés dans cinq régions, nous ont fait perdre un temps énorme en passant huit mois àorganiser des soi-disant débats nationaux avant de présenter leur rapport à la commission des experts qui a rédigé un projet-loi, le 28 octobre 2012, qui, à son tour, l'a présenté au ministère qui l'a modifié. Devant cette situation, la coordination nationale indépendante de la justice transitionnelle, le centre Al Kawakbi et l'UGTT ont tenu une conférence de presse, le 6 mai dernier, pour dénoncer cette modification. -Comment vous évaluez le rendement des députés constituants ? -Je ne peux pas nier l'effort qu'ils consentent, toutefois, je leur reproche leurs absences fréquentes ainsi que leur manque de rigueur et de discipline. Ils sont appelés à s'occuper uniquement de la rédaction de la constitution et à arrêter de gaspiller leur temps, qui est le nôtre en fait, dans des questions secondaires qui ne nous n'avancent en rien, du moins dans le moment présent, et surtout de voyager. On ne les a pas élus pour qu'ils se promènent en passant d'un pays à l'autre. En réalité, on ne peut pas trop leur en vouloir, vu qu'ils ne font qu'emboiter le pas à leur président qui excelle dans ce chapitre. Qu'il arrête lui aussi de se mêler à tout ce qui se passe en dehors de nos frontièreset se détourne de l'essentiel en reléguant au dernier plan sa tâche primordiale et les questions cruciales qui nous intéressent, dans notre pays, et dont dépend le sort de la transition démocratique. -Ridha Balhaj dit que Béji Caïd Essebsi est le candidat naturel de l'Union pour la Tunisie aux présidentielles. Etes-vous d'accord sur cette question à Al Jomhouri? -Ridha Balhaj a tous les droits de considérer Mr. BCE candidat naturel de Nida Tounes et j'ai tous les droits de considérer Mr. ANC ou autre candidat naturel du Joumhouri et cela s'arrête-là. Je n'aime, cependant, pas ce mot composé « candidat naturel » et le trouve assez contradictoire, car un candidat ne peut être naturel. Il doit répondre à un certain nombre de critères et devrait avoir le support de la majorité. Avec Nida Tounes, nous sommes dans une coalition politique et électorale, et dans les coalitions, nous nous mettons ensemble tout en maintenant nos identités respectives. Nous nous mettons ensemble pour réaliser des objectives bien précis. Nous sommes entrain de bien avancer dans cette alliance et nous en sommes fiers. Notre candidat sera celui que la majorité jugera meilleur. -Qu'est-ce que vous pensez du rapport présenté par la cour des comptes à l'encontre de l'ex président de l'ISIE? -D'abord, je voudrais saluer la bataille musclée ainsi que le courage et la détermination de Mr Kamel Jendoubi et toute son équipe depuis la création de l'ISIE en Tunisie à ce jour. Malgré tout ce qu'on peut lui reprocher, cette instance va rester dans l'histoire et demeurera l'outil le plus important de la phase transitoire tunisienne. Au lendemain du 23 octobre 2011, tout le monde a félicité le travail de l'ISIE et a parlé d'élections libres, transparentes, justes et équitables. A mon avis, c'est bien intéressant de revoir et essayer de corriger les erreurs commises par une première expérience et detirer les leçons de l'expérience d'une Instance qui a fonctionné dans une ambiance de post révolution et au milieu d'une Tunisie effervescente à tous les niveaux, mais pas au point de discuter son intégrité et la nature de son travail, car cela devient très grave. Remettre en cause le travail de l'ISIE est en effet remettre en cause les élections d'octobre 2011 et leurs résultats. Cela nous amène à penser que nous avons été pendant tout ce tempsèci menés par une légitimité douteuse. Ceci est réellement inacceptable. Ce jeu politique malsain va devoir arrêter, parce qu'il pourrait se retourner contre son utilisateur et mettre le pays dans une vraie crise de légitimation. -Comment évaluez-vous la couverture des derniers événements de violence par les médias en particulier l'audiovisuel? -Votre question contient deux mots qui m'interpellent : violence et médias. La question de la violence devient un sujet récurrent, voire un problème menaçant la réussite de la transition démocratique et la passation pacifique du pouvoir. Cette inquiétante recrudescence de la violence représente un risque de retour en arrière vers la dictature, l'intolérance et l'agression. Comment les médias devraient s'y prendre en respectant le principe de la séparation entre commentaires et faits en se plaçant loin de toute démarche susceptible de mettre de l'huile sur le feu ? Cette question a été évoquée lors de la journée préparatoire pour le congrès national contre la violence qui se tiendra le 18 juin prochain. Les avis sont variés sur la présence de personnes qui appellent à la violence sur les plateaux des chaînes de télévision tunisiennes. Personnellement, je considère les médias comme l'outil le plus important dans la formation de l'opinion publique. Ces appels directs ou indirects à la violence sur nos chaînes dévoilent en effet l'identité, les appartenances et les intentions des prêcheurs, mais risquent en même temps d'influencer les spectateurs passifs qui ne cherchent pas à analyser et discuter le contenu et se suffisent de regarder, absorber une nouvelle culture, celle de la violence. Ceci risque de banaliser ce phénomène dans notre société, chose que je trouve plus grave que la violence en elle-même. -Les jeunes se font rares dans la direction de Aljomhouri. Par quoi expliquez-vous ce rôle de second plan qu'ils jouent au sein du parti? -Al Joumhouri compte des jeunes dans toutes ses structures élues et ses commissions de travail et d'organisation. Nos jeunes sont peut-être discrets, réservés ou occupés par leur vie estudiantine, mais ils sont le cœur du parti et représentent l'élément moteur qui fait bouger toute la locomotive.Il existe aussi au sein du parti une institution jeunes qui avait fait son congrès et élu son bureau exécutif et son Comité Central et fonctionne en toute démocratie en parallèle avec les instances du parti. Cette institution est très active et organise très souvent des activités telles que des formations en coopération avec diverses organismes nationaux et internationaux en vue d'encadrer les jeunes, renforcer leur confiance et leurs connaissances et améliorer leur participation dans la vie du parti. -Où se situe, selon vous, la femme tunisienne sur l'échiquier politique ? -J'ai envie de passer un message à toutes les femmes tunisiennes et leur dire qu'elles doivent toutes se munir de la plus grande confiance en elles-mêmes, de la plus grande détermination qui soit, elles doivent vouloir pour avoir. La femme tunisienne est l'avenir de la politique dans ce pays. C'est elle qui va révolutionner les mentalités et changer l'image archaïque, malheureusement, très souvent erronée du politicien avide de pouvoir. La politique est plus noble que cela. La politique, à mon sens, est un service public.C'est un moyen d'organiser la société et le politique doit être au service du peuple et non le contraire. -Parlez-nous de vos ambitions personnelles au sein du parti. -J'ai décidé de rentrer dans le monde de la politique le jour où j'ai commencé à entendre parler d'une éventuelle Assemblée Constituante et de réécriture de la constitution. J'étais parmi ceux qui se sont opposés à l'idée d'une constituante, car je ne voyais pas de consensus mais plutôt des conflits et j'appréhendais les scènes des parlementaires qui se bagarraient au sein de leurs honorables institutions et que l'on voit souvent à la télévision. Nous sortons à peine d'une révolution ou d'un mouvement populaire assez important dont la fièvre peut persister pendant des mois, voire des années et qui risque fort de ne pas favoriser le terrain pour l'émergence d'une entente nationale. En travaillant sur la transition démocratique et ses défis, je me suis intéressée petite à petit à la justice transitionnelle en lisant beaucoup sur les expériences des pays sortant d'un conflit armé à la paix ou d'un régime totalitaire à une démocratie. Un mot m'avait séduite dans tout ça. Celui de la réconciliation. J'étais curieuse de savoir comment est-ce qu'on peut se réconcilier après tant d'oppression et de souffrance et j'ai décidé de travailler sur un modèle de justice transitionnelle Tunisien. J'ai pu, avec l'aide de mon ami Maitre El Ajeri , élaboré le tout premier projet de loi tunisien sur la justice transitionnelle. Al Joumhouri l'avait présenté à l'Assemblée Nationale Constituante à travers le Bloc démocrate. J'ai continué ensuite à suivre le sujet à travers le ministère des droits de l'homme et de la justice transitionnelle et n'avais pas raté une seule occasion ou la justice transitionnelle ou ses composantes sont évoquées. Aujourd'hui, je porte ce sujet au sein de AlJoumhouri et je continuerai à le faire jusqu'à la fin du processus… Cela présente de grands enjeux et ne doit pas être sous-estimé, ni dénigré.