Relations pathologiques entre hommes politiques et journalistes Dans son discours inaugural du colloque organisé, conjointement, par la présidence de la République et Konrad Adenauer, avant-hier à Dar Dhiafa à Carthage, le président Mohamed Moncef Marzouki expose ce qu'il appelle ses quatre convictions relativement au champ médiatique. Il estime, tout d'abord, que les libertés, d'une façon générale, et la liberté d'opinion et celle d'expression, en particulier, doivent être définies d'une manière claire et non équivoque et ne prêter à aucune interprétation, en ce sens que les seules limites qu'on pourrait imposer à leur champ d'application sont les libertés d'autrui. Sa seconde conviction a trait au fait que les dépassements professionnels et moraux ne doivent aucunement servir de prétexte pour retirer les libertés, soulignant que la régulation est une question interne qui doit émaner de l'établissement médiatique. La troisième concerne sa détermination à activer la HAICA et à défendre son indépendance effective. Enfin, le président de la République dénonce la « relation tendue et pathologique » entre les hommes politiques et les journalistes : les uns attaquent les autres à chaque faux pas, et leurs vis-à-vis ont tendance à les se soumettre, et quand leurs manœuvres échouent, ils n'hésitent pas à organiser des campagnes de discréditation à leur encontre. Il appelle les deux parties à essayer, chacune de son côté, de corriger ces images détériorées et d'assainir, donc, leurs rapports réciproques. Toutes ces convictions du Président de la République ne convainquent pas le SNJT (Syndicat National des Journalistes Tunisiens) qui choisit de boycotter ce colloque. Le syndicat motive cette décision par le fait qu'il s'attache aux faits et refuse de prendre part à des questions théoriques d'autant plus que la présidence n'a pas bronché, selon ses estimations, pour protéger les journalistes contre les agressions continuelles perpétrées en toute impunité, étant donné que jusqu'au jour d'aujourd'hui, aucune des plaintes déposées par les victimes auprès des tribunaux n'a connu de suite. Le contraste La liberté d'expression est, sérieusement, menacée par l'absence de garanties constitutionnelles, affirme l'universitaire Mustapha Ben Letaief. Il appuie ses allégations sur la rédaction flottante d'un ensemble d'articles tels que l'article 41 qui est général, vu qu'il concerne plusieurs libertés, et l'article 30 relatif à la liberté d'expression, d'information et d'édition et qui émet des limites liées à des concepts imprécis trouvant leur définition dans le contexte général déterminé par l'idéologie de la majorité. Il fait remarquer que de tels droits devaient être régis par une loi fondamentale et que la liberté d'opinion ne devait pas figurer à cet endroit mais à côté de celle de croyance, dans le premier chapitre, celui des principes généraux. Le plus inquiétant, d'après lui, c'est que cette liberté d'opinion est conçue comme un principe et non pas comme un droit. Quant à l'article 31, le spécialiste juge qu'il restreint la liberté du journaliste relativement au droit d'accès à l'information par une série de restrictions comme l'intérêt général, la protection des données personnelles, la sûreté nationale. La solution pour dépasser tous ces écueils dissimulés par des procédés subtils et faire face aux pressions financières et politiques, c'est la mise en place d'instances de régulation qui devaient être constitutionnalisée afin de faire ériger la presse au rang d'un vrai quatrième pouvoir en la soustrayant à l'emprise de l'article 91 relatif à la création des établissements publics, à la nomination des hauts fonctionnaires et à leur limogeage, soutient l'universitaire. C'est le moyen de garantir l'indépendance de ces instances de régulation, qui fait défaut actuellement, et ce aussi bien au niveau organique que sur le plan fonctionnel; les champs d'intervention de chacune d'elles sont à délimiter avec précision de même que leur fonction consultative est à remplacer par une fonction décisionnelle, réclame-t-il. La boîte noire La professeure du droit constitutionnel Rachida Ennaifer, membre de la HAICA tire à boulets rouges sur les agents du régime déchu. La liberté d'expression dont nous jouissons, actuellement, c'est l'arbre qui ne doit pas nous cacher la forêt qu'est le système d'information encore souffrant et dont la guérison passe, nécessairement, par le démantèlement de l'ancien système, encore en vigueur, à travers l'ouverture de la boîte noire qui est à restituer à la présidence de la République qui était une sorte de salle d'opération coordonnant étroitement son action avec l'ATCE (Agence Tunisienne de Communication Etrangère). En d'autres termes, c'était dans l'enceinte présidentielle qu'agissaient les journalistes mercenaires qui étaient à la solde de Ben Ali et que se tissaient tous les projets nocifs ayant entraîné la disgrâce de la presse. Mettre la main sur cette boîte noire n'est pas sollicité par la professeure dans un esprit vindicatif, mais plutôt par souci de clarté et d'efficacité, car cela est de nature à nous permettre de découvrir les mécanismes de corruption dans la gestion des établissements médiatiques et de pouvoir, donc, rectifier le tir en leur faisant éviter, à l'avenir, de telles dérives. A ce propos, elle s'interroge sur le sort de la commission de Boularès sur la corruption. Mme Ennaifer termine son intervention en mettant l'accent sur la nécessité de concrétiser la liberté et l'indépendance de la presse ainsi que le pluralisme médiatique, conditions sine qua non pour avoir une presse qui soit vraiment libre. Séparation des instances L'autre membre de la HAICA, Hichem Snoussi, commence par souligner l'importance des trois textes relatifs à l'accès aux documents administratifs, la liberté de la presse et l'institution de la HAICA contenus dans les décrets-lois 115 et 116 tout en rappelant les difficultés rencontrées au niveau de leur activation au cours des deux périodes transitoires, celle de Essebsi et celle qui est en cours. Cependant, il note que cette liberté de la presse restera lettre morte tant que la justice n'est pas libre et tant que l'administration n'est pas impartiale. Par ailleurs, Mr Snoussi fait remarquer, d'une part, qu'il existe une confusion délibérée entre la régulation et l'autorégulation dans le but de faire ressusciter le ministère de l'information, et de l'autre, que l'institution d'une seule instance de régulation constitue une atteinte à la liberté de la presse, étant donné que chaque domaine médiatique à ses spécificités et, donc, ses propres règles de fonctionnement. Il est à noter que l'ANC est la seule autorité qui s'attache à cette fusion et s'oppose à toute séparation. L'indépendance de la HAICA, en tant qu'instance constitutionnelle indépendante suivant les stipulations de l'article 122, est menacée, puisqu'elle est, à la fois, désignée par le pouvoir politique et interpellée par lui, conclut le professeur Hichem Snoussi. Son collègue, le docteur Mehdi Jendoubi, parle, d'abord, du mariage catholique entre le journaliste et son entourage immédiat qui représente sa source d'information et participe à sa confection et où les rapports entre les deux parties se situent à mi chemin entre l'amitié et l'hostilité. Il évoque, ensuite, le changement du statut du journaliste qui quitte son rôle d'observateur de la scène publique pour devenir un fondement du régime politique, vu que le fait politique est confectionné dans le cadre médiatique. Quand on se rappelle qu'en 2006 64% des journalistes travaillaient dans le secteur public, on ne peut que s'inquiéter actuellement où on assiste à un changement de paysage avec le passage d'un bon nombre des acteurs de l'information au statut de patrons, ce qui affecte, profondément, le champ médiatique, d'après le docteur Jendoubi. La stratégie de la violence Le Centre de Tunis pour la Liberté de la Presse (CTLP) vient d'avancer des statistiques inquiétantes et alarmantes quant au nombre des victimes de la violence parmi les journalistes, le chiffre est de l'ordre de 40/mois!!! Il y a, vraiment, de quoi s'inquiéter et s'indigner! Tout en traitant des questions concrètes et tout en participant à éclairer les côtés sombres et pernicieux du projet de la constitution, le colloque verse dans l'aspect pédagogique de la question médiatique qui n'est sans aucun intérêt pratique pour le moment où le droit d'expression et le droit de la presse sont, très sérieusement, menacés. Ce que l'on devait comprendre c'est que la violence pratiquée par les forces de l'ordre et les milices du parti au pouvoir à l'encontre des journalistes n'est pas un acte isolé, loin s'en faut, elle s'insère dans une vision globale et constitue un instrument d'une grande stratégie consistant à museler ces voix libres. Le processus est déjà en marche, et la couverture des activités gouvernementales dans l'édition de 20h sur Al Wataniya 1 en est la preuve. D'ailleurs, d'autres chaîne privées réputées indépendantes et présentant une matière médiatique captivante et de qualité sont en train de se démarquer de leur ligne éditoriale connue pour son indépendance et son objectivité et d'emboîter le pas à cette chaîne nationale et vont jusqu'à acquiescer aux caprices de leurs invités « privilégiés » de la Troïka. La liberté de la presse se vérifie sur le terrain et non pas dans les textes de loi qui pourraient être parfaits sans pour autant se refléter sur le plan des faits. Réaliser les deux exigences reste, toutefois, l'objectif suprême de tous les journalistes ; en attendant, il leur faut batailler pour assurer leur liberté effective en empêchant l'accès à leur terrain aux intrus de quelque espèce qu'ils soient afin que la vérité demeure nue, toute nue…