Depuis la nuit du 23 au 24 décembre, qui a connu la première fusillade entre des hommes armés et des agents de la sécurité près de Hammam-Lif, nous avons entendu les rumeurs les plus alarmistes sur la nature de ces affrontements, qui ont pris, au fil des jours, une ampleur inhabituelle dans un pays réputé pour son calme et sa stabilité. Au début de ces affrontements, des sources officielles ont évoqué de violentes altercations entre les forces de police et les membres d'une bande de criminels, qui ont fait plusieurs morts et blessés d'un côté et quelques blessés, de l'autre. En se contentant d'informations laconiques, les autorités ont voulu sans doute dédramatiser la situation, d'autant que celle-ci était sous contrôle. Elles ont voulu aussi éviter de perturber les préparatifs habituels pour les fêtes de l'Aïd El-Kébir et du Jour de l'an. Elles ont voulu surtout donner le moins d'informations possibles aux «criminels», de manière à épargner les vies des agents de l'ordre engagés sur le terrain. Cela se conçoit et se comprend. Seulement voilà : les mobiles desdits «criminels» n'ont pas été divulgués de manière à lever toute équivoque sur la nature de leur engagement. Pis encore: certains parmi ces «criminels», dont le nombre n'a pas été donné, même à titre d'estimation, ont pu prendre la fuite et poursuivre leur cavale, provoquant de nouvelles fusillades dans les zones environnantes. Inutile de préciser que cela a ajouté à notre inquiétude. Autant, d'ailleurs, que le dispositif sécuritaire mis en place, dans les jours suivants, sur pratiquement tous les axes routiers menant à la capitale, aux entrées de toutes les villes du pays et autour d'établissements jugés «sensibles» tels que les hôtels ou les discothèques. Ce dispositif a d'ailleurs étonné par son ampleur inégalée, surtout dans notre pays, qui n'a pas été confronté à de pareils événements depuis le soulèvement de Gafsa, en janvier 1980, lorsque des individus armés, infiltrés par les frontières algérienne et libyenne, ont déclenché un mouvement insurrectionnel, faisant régner la terreur pendant plusieurs jours dans cette ville du sud-ouest, avant de se livrer, avec armes et bagages, aux forces de l'ordre. Autant dire qu'avec la poursuite des fusillades dans les environs de Hammam-Lif et de Slimane, nous avons été nombreux à penser, la main sur le cœur, à cet épisode douloureux de notre histoire récente. En fait, notre inquiétude a été attisée - involontairement - par le mutisme observé pendant plusieurs jours par les autorités, alors que les rumeurs les plus folles couraient à propos de nouvelles fusillades entendues ici ou là dans la même région. Le plus triste dans cette affaire, c'est que nous autres journalistes, qui étions censés vérifier l'authenticité des rumeurs colportées par le public, n'étions pas mieux informés que nos lecteurs - et que l'on me permette de faire, ici, mon mea culpa, mais à titre strictement personnel. Nous nous sommes donc contentés - disons par paresse congénitale - des bribes d'informations qui étaient distillées par les communiqués officiels. C'était à la fois ''un peu trop'' et ''trop peu''. C'est-à-dire ''un peu trop'' vague et ''trop peu'' précis pour espérer calmer les esprits et chasser le doute qui commençait à s'emparer de nos concitoyens, dont certains ont fini par se rabattre, espérant être mieux informés de ce qui se passait à quelques pas de chez eux, sur quelque chaîne arabe spécialisée dans la couverture en direct des conflits armés. «Malheureusement» pour eux - et heureusement pour nous -, les événements au sud de la capitale n'étaient pas suffisamment graves pour qu'Al-Jazira accepte d'en parler. Peut-être aussi que la chaîne qatarie n'a pas les moyens logistiques de couvrir ces événements. Cela nous semble plus plausible. Quoi qu'il en soit, jusqu'à jeudi dernier, le mystère était total et l'inquiétude à son comble. Finalement, les autorités ont rendu public le bilan des affrontements: 12 «dangereux criminels» ont été abattus par les forces de sécurité et 15 arrêtées. La «bande armée» ne compte donc «que» 27 personnes au total. C'est «trop peu», car on avait craint le pire en écoutant les récits catastrophistes de certains oiseaux de mauvais augure. C'est aussi ''un peu trop''. Pour l'instant, contentons-nous de ces informations qui sont sensés nous rassurer. Rassurons-nous donc: les affrontements sont terminés. Espérons qu'ils ne se répèteront plus jamais. Laissons aussi les limiers faire leur travail. Ils ne tarderont pas à nous édifier sur l'identité des «dangereux criminels» ? Sont-ils tous des Tunisiens ou y a-t-il, parmi eux, des éléments étrangers ? Quels étaient leurs mobiles, leurs cibles et leurs éventuelles complicités à l'intérieur et à l'extérieur ? Comment ont-ils formé leur organisation criminelle ? Comment ont-ils amassé des armes de combat dans un pays où même les fusils de chasse sont soumis à un strict contrôle ? Par quelle voie ces armes sont-elles passées ? Toutes ces questions, et bien d'autres, trouveront bientôt des réponses. Une dernière remarque, en guise de conclusion : si elle est inhabituelle dans un pays comme la Tunisie, la violence des armes n'a rien d'extraordinaire. En vérité, il y a peu de pays au monde, et surtout dans le monde développé, qui n'y soient pas confrontés de manière quasi-quotidienne. La raison en est simple : la société humaine, quel que soit son degré de développement, n'enfante pas seulement de bons citoyens, qui élèvent bien leurs enfants, votent aux élections et payent leurs impôts. Elle secrète aussi, de manière presque organique, un certain nombre de délinquants, de marginaux voire de révoltés, de rebelles et de hors-la-loi. Que ces derniers en viennent un jour à porter des armes - pour braquer, terroriser ou tuer leurs prochains - est presque une évolution prévisible, eu égard à la complexité des situations, aux frustrations qu'elles induisent et aux dérives qu'elles génèrent. Mais, partout où elle a été constatée, cette évolution a donné lieu des interrogations, des études et des débats qui ont permis sinon de la juguler du moins d'en comprendre les causes et d'en prévenir les effets. Il devrait être de même chez nous.