Comme dans Zitoyen! ou la génération nomade qui a paru en 2012 et qui a reçu le "Prix Comar du premier roman", on retrouve dans la nouvelle parution, « Le 24ème Hiver... ou l'ogre au cœur épris », la même fascination de l'auteur pour les mots, son amour balzacien du détail, la même ironie ambiante qui n'épargne rien et personne et la même réserve quand il s'agit de décrire des personnages qui semblent refléter les lieux où ils vivent. On y retrouve également, les mêmes thèmes récurrents que sont le problème de la conscience citoyenne, la solitude dans le couple, le célibat ou en société, la difficulté d'aimer et d'être aimé, la force et l'ironie du destin ou du hasard, comme chacun l'entend, et la même hantise du vieillissement et de la mort implacable qui donne rendez-vous à chacun de nous à l'heure qui lui sied. Ce "gros cargo de roman" raconte pourtant une simple histoire, qui est loin d'être simple, celle de Ghouila, flanqué de deux acolytes, Latrech et Lâ'mech, et autour de qui gravitent deux amis, Si Mahmoud alias Ouled-Lénine et Si Amor. Il y a également le fabuleux village d'Amaken où ils se retrouvent et qui abrite des gens aux mœurs particulières et pittoresques et où une drôle de révolution verra le jour et portera au-devant de la scène, ce même Ghouila qui est à peine lettré et dont l'honnêteté laisse beaucoup à désirer. Une foule de personnages feront leur apparition ici et là, de tout âge et de toute condition, au gré des déplacements et même des souvenirs de ce " cher Ghouila". Un tissu social fort complexe sort progressivement de l'ombre sous nos yeux, fait de nuances, de demi-teintes, de détails subtils et de ces riens qui font la vie et parfois fondent la liberté. Ce récit picaresque, à la fois réaliste et fantastique, fait de murmures, d'hésitations, de mensonges, de peurs, de violences mais aussi d'amour et de fraternité, est décrit dans une langue essentiellement poétique, riche, touffue, élégante et rigoureuse que M. Ben Hamouda manie avec justesse et une grande habileté. L'émotion est y est maîtresse: Le narrateur, narquois mais jamais vipérin, ne fait que broder à plaisir sur le caractère sournois de ces personnages, pervers par moments et souvent égoïstes mais guère démunis d'humanité. Même s'il lui arrive parfois de tomber dans la démesure et la caricature, il ne sombre jamais dans le sentimentalisme et jette un regard souvent tendre sur le vécu de ces hommes et femmes qui, malgré leur hypocrisie, leur roublardise, leur opportunisme, leur ingratitude et leur servilité, restent nos semblables même dans la verdeur de leurs fantasmes, attachants, fragiles, mal-aimés, toujours rêvant d'un monde meilleur sans haïr leur présent. C'est pourquoi le lecteur peut refuser de s'identifier aux habitants d'Amaken mais il se retiendra de juger ses semblables, quitte à adhérer à cette fraternité hors-la-loi qui unit tout ce monde où même l'animalité a une place de choix. Divers animaux, comme " le chat noir et répugnant", la souris des souks ou la tortue martyre, font irruption dans le récit pour éclairer les personnages ou les faire réfléchir sur leur destinée, donnant une portée symbolique et même mythique à ce roman où, paradoxalement, tout a un air de famille et sent le terroir. Cette fiction, qui ne frise ni le folklore ni le cliché et qui révèle le désarroi culturel, social et politique de ces personnages, a réussi à transcender ce milieu singulier et à évoquer des personnages que nous avons croisés ou entrevus dans d'autres cultures et sous d'autres cieux de par le monde, à l'instar de ces écrivains connus dont la fiction a une couleur puissamment locale mais qui interpelle en même temps les lecteurs de tout bord. La phrase finale du roman est sans appel: "Nos hivers seront aussi longs que multiples". Nous ne serions que des citoyens en herbe...