C'est vraiment très frustrant pour les familles de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, ainsi que pour tous les Tunisiens, de constater que jusqu'à présent les zones d'ombre dans les deux affaires sont aussi persistantes. Heureusement que grâce à certaines associations et à certains amis des deux militants assassinés, les attentats meurtriers dont ces derniers firent l'objet en 2013 ne se laissent pas oublier et émergent régulièrement au milieu d'une actualité quotidienne nationale riche d'événements marquants. Lundi dernier, le comité chargé du suivi de l'affaire Chokri Belaïd a tenu une conférence de presse au cours de laquelle il a apporté de nouveaux éléments susceptibles de jeter davantage de lumière sur les dessous non élucidés de l'assassinat et sur les motivations discutables invoquées pour décider la clôture de l'enquête au mois de mai 2014. Aujourd'hui, jeudi 24 juillet, un grand rassemblement est prévu Place du Bardo pour la commémoration de la mort de Mohamed Brahmi. Même s'il s'agit d'une sortie symbolique au cours de laquelle se succèderont surtout les orateurs et les tribuns avides de discours passionnés, la manifestation garde tout son poids militant : elle se tient en effet contre l'oubli des crimes politiques perpétrés l'année dernière et contre la relative légèreté avec laquelle les dossiers des deux attentats sont instruits. Six mois ou presque après l'investiture du Gouvernement de Mehdi Jemâa, on n'en sait que des éléments flous et on n'en apprend que des nouvelles peu rassurantes. Pire encore, la menace se précise contre Samir Ettaieb, autre figure de la Gauche tunisienne, prévenu il y a moins d'une semaine par le Ministère de l'Intérieur qu'il serait la prochaine cible politique d'un attentat semblable. Que préfèrent les terroristes ? C'est que les groupes terroristes ont eux aussi leurs agendas commémoratifs : Samir Ettaieb devait être assassiné le 22 juillet dernier : on voulait sa tête sans doute pour célébrer un « succès » criminel de 2013, sinon pour venger un coup réussi de nos forces armées et de notre Garde Nationale. Ou alors, et c'est là une hypothèse plus probable, pour terroriser une Opposition démocratique mal soudée et balbutiante dans sa résistance aux desseins hégémoniques du mouvement islamiste Ennahdha et de ses alliés déclarés ou discrets. Il n'est pas faux de voir dans la dernière opération terroriste contre l'armée à Kasserine une tentative de troubler la période électorale ; mais rien ne prouve que ses commanditaires cherchent à annuler l'organisation des prochaines élections : car ils ont intérêt à ce que celles-ci aient lieu et soient couronnées par la victoire du parti ou de la coalition qui leur est la plus favorable. Or parmi les formations candidates, seul le mouvement de Rached Ghannouchi se profile à leurs yeux comme un appui sûr et durable à leur action et à leur idéologie. Le cheikh Rached ne peut pas dédire, une fois son parti revenu au pouvoir, ce qu'il pensait de ses « enfants » qui prônaient « une culture nouvelle ». Certes, Ennahdha a condamné l'attentat de Kasserine ; ses leaders et ses partisans ont manifesté contre le terrorisme, mais la suspicion n'en pèse pas moins sur l'implication de ce mouvement dans l'installation d'un climat favorable à l'expansion du jihadisme en Tunisie. Les clés de l'énigme terroriste Aujourd'hui, les langues se sont de nouveau déliées pour désigner nommément des services et des fonctionnaires qui, sous le règne de la Troïka, auraient facilité ou couvert certaines opérations terroristes menées contre les personnes ou contre des institutions de l'Etat. On cite également les noms de certains fonctionnaires suspects qui continuent encore d'exercer et qui auraient été promus à des grades supérieurs après une brève mise en scène de suspension. Le Chef du Gouvernement vient par ailleurs de décider plusieurs mesures sévères contre les mosquées et les jardins salafistes et également contre près de 200 associations caritatives au financement suspect. Les sympathisants du jihadisme sont traqués un peu partout sur le territoire. Le Hizb Ettahrir de Ridha Belhaj est rappelé à l'ordre ; les partisans et les idéologues d'Ansar Chariâa sont dans la ligne de mire des forces de sécurité. Bref, on sent que le Gouvernement prend les choses en main et qu'il tient à rassurer les citoyens sur sa capacité de faire régner l'ordre et la loi dans le pays et à ses frontières. La toute dernière visite de Jemâa en Algérie confirme ces intentions salutaires. Cependant, s'il veut donner une autre preuve de sa bonne foi et de sa détermination dans la guerre anti-terroriste, l'actuel Gouvernement se doit de relancer les enquêtes sur le double assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi : comme pour les révélations sur les mosquées, les jardins d'enfants et les associations intégristes, un certain nombre d'éléments nouveaux sont apportés sur les deux attentats sans être tenus en ligne de compte par les services judiciaires chargés des dossiers. Il semble, pourtant, que l'une des principales clés des énigmes terroristes en Tunisie réside dans ces deux « boîtes noires » que sont les assassinats de Belaïd et de Brahmi. Il n'est pas seulement question de résoudre deux affaires policières, mais surtout de démasquer des agents du terrorisme bien embusqués dans le paysage politique très diffus sous nos cieux. On ne peut sous aucun prétexte se détourner de ces deux affaires, à moins de subir de trop fortes pressions intérieures et extérieures pour camoufler la vérité sur l'implication d'acteurs politiques actuels influents sur la scène nationale. Ennahdha et sa Troïka sont de nouveau sur la sellette ces derniers jours, mais leurs porte-voix crient à l'instrumentalisation électorale des attentats terroristes. Il n'y a donc pas mieux qu'une enquête transparente sur l'assassinat de Belaïd et de Brahmi pour les disculper. L'accusé est toujours présumé coupable jusqu'à preuve du contraire, ce qui en d'autres termes signifie aussi qu'il est innocent jusqu'à preuve du contraire !