Avec un salaire moyen de 110.000dt par an en Tunisie, il n'est pas surprenant de se heurter à un chiffre de 800.000 ménages endettés puisque 53% des Tunisiens n'arrivent plus à épargner, selon des statistiques récemment recueillies. La situation reflète l'état général du pays noyé dans les endettements extérieurs. Est-ce toujours pour couvrir des besoins essentiels et vitaux ? Ou est-ce devenu le seul recours pour se faire bourgeois aux yeux des autres ? Conscients du piège mais ils y vont... Hichem, cadre moyen dans un établissement public, a eu recours depuis 5 années à un crédit bancaire de 30.000dt dont il paye encore les tranches. Il affirme avoir beaucoup hésité mais que sa femme a insisté et promis de s'en charger avec lui puisqu'elle est professeur dans l'enseignement secondaire. Le but d'avoir ce crédit était d'avoir une maison et de se débarrasser du fardeau du loyer. Cependant, ceci a alourdi leur pouvoir de dépenses et a empêché de répondre aux moindres besoins tels que la nourriture et le paiement des factures de l'électricité et de l'eau. Thouraya, femme au foyer, précise que sans les crédits que son mari prend de la banque de temps à autre, allant de 3000dt à 10.000dt, ils ne pourraient pas vivre comme tout le monde. Sachant que son mari touche 1200dt et qu'ils ont 3 filles dont l'une est à l'université, le couple n'est jamais arrivé à épargner, ce qui les plonge dans les crises extrêmes d'emprunter à la banque la somme qui leur faut. Elle ajoute que malgré cela ils n'ont pas une voiture neuve ni une maison extraordinaire, les dépenses satisfont les besoins quotidiens et permettent alors de paraitre dans un niveau de vie pas inférieur à la normale, selon les explications de Thouraya. Béchir, fonctionnaire d'Etat, dit qu'il n'a jamais eu recours aux crédits bancaires et qu'il n'envisage pas le faire. Il explique que malgré les obligations incessantes de la vie et bien qu'on ait besoin de vivre à l'aise, il ne pense pas que le meilleur recours serait de s'étouffer avec un prêt et de passer au minimum 3 ans condamnés avec cet engagement. Hédi indique qu'il fait ses économies à sa manière et que sa femme l'aide à subvenir à leurs besoins essentiels ainsi qu'à ceux de leurs deux enfants, et cela marche. Il précise d'une autre part, qu'il ne mène pas la belle vie loin de la tension et des crises financières, mais qu'il préfère gérer tout cela loin des banques. Qu'en disent des spécialistes en économie ? Pour mettre en rapport l'endettement des ménages avec la situation globale de l'économie en Tunisie, on a contacté M. Gontara Mohamed, enseignant universitaire spécialisé dans l'économie de l'information, qui nous a mis en relief ce rapport. Il a considéré que l'endettement est un résultat automatique de l'élévation du taux de consommation dans la société. Ce phénomène, est selon lui, normal vu la structure de l'économie à ce stade tenant compte de ses différents indicateurs. Il a entre autres indiqué que cette tendance à s'endetter vient du fait que les familles rencontrent un déficit de liquidités qui les rend en manque de moyens de consommation par rapport à leurs revenus. Ceux-ci répondent de moins en moins aux besoins de consommation de la société ce qui explique la régression notable du pouvoir d'achat. D'une autre part, M Gontara a précisé que les endettements ne se font pas qu'à travers les banques, il faut prendre en considération, ceux qui s'endettent auprès des entreprises qui les emploient et ceux qui empruntent à leurs familles pour peut-être éviter de payer les taux d'intérêt. Il a par ailleurs d'un autre coté parlé de l'augmentation du taux d'inflation, depuis la révolution, qui empêche les familles de consommer ou d'investir. La solution est d'avoir recours à l'endettement. Cependant, il considère que le fait d'arriver à s'endetter pour consommer constitue un danger, puisque le cercle vicieux de la consommation est interminable et risque de générer d'autres besoins et donc, un autre recoursà l'endettement. Par contre si cela sert pour investir, M. Gontara voit que c'est bénéfique puisque il y aura un retour sur l'investissement. Pour conclure, il a signalé de nouveau l'augmentation du taux d'inflation qui représente la cause majeure surtout avec la dégradation de la situation économique après la révolution. Il a encore rappelé que la perte du pouvoir d'achat qui mène à l'augmentation même du volume de l'endettement, en précisant que le problème en Tunisie est que les gens ne se privent pas, dans le sens où ils veulent tout avoir. M. Jouili Mohamed, un sociologue et directeur général de l'observatoire national de la jeunesse, a donné une vision sociologique du phénomène en précisant que cela est principalement du aux comparaisons que les individus se font l'un à l'autre. Il ne s'agit plus de comparaisons basées sur les classes ou catégorie sociales, c'est plutôt devenu une comparaison de l'individu à l'autre ce qui le mène à vouloir s'identifier à ceux qu'ils côtoient ou qu'il fréquente dans son entourage. Le sociologue indique qu'auparavant chacun appartenait à une catégorie bien définie de la société qui est caractérisée par des besoins déterminés, et que cette appartenance lui permet de cerner ses besoins. Etant donné qu'on vit dans une société de consommation, cette appartenance n'a plus de valeur et la consommation et fait orienter davantage vers l'individualisme. M. Jouili a précisé que l'individualisme se traduit par ce qu'il a précédemment mentionné quant aux comparaisons faites par l'individu aux autres qui l'entourent, dans les détails de leur vie, de leur mode de consommation, de leur besoins et la capacité de les couvrir, ce qui déstabilise chez lui son estime de soi et son bien-être pour mener à ce qu'on appelle le souci de soi, un souci qui était avant collectif mais devenu désormais individuel. Toutes ces raisons sont à l'origine de ce que le sociologue a appelé « la fièvre des crédits » pour obéir aux normes de la consommation. On peut aller jusqu'à dire que l'identité de l'individu est déterminée à partir de ce qu'il consomme. Le recours aux crédits constitue donc une réponse psycho-sociologique au souci de soi engendré par le tourbillon de consommation et des comparaisons individuelles. Pour conclure, le sociologue a indiqué qu'en plus de cet individualisme qui augmente et qui est visiblement caractéristique de la société, on remarque que même les liens sociaux sont basés sur les comparaisons surtout pour les femmes, les consommatrices spéciales. Ce qui amène à deux comportements, soit le mensonge, c'est prétendre avoir ou avoir acheté ou consommé rien que pour ressembler à tous, soit de recourir à l'endettement. L'endettement des ménages qui s'accentue dans la société Tunisienne signale que la crise financière touche les individus de plus en plus. Ceux-ci, confrontés à la diminution du pouvoir d'achat, à la hausse des prix et à l'évolution des besoins, n'ont plus d'autre moyen que le recours aux crédits pour subvenir aux besoins d'une part et se faire un petit luxe aux yeux des autres d'une autre part. La question qu'on tend à se poser est quel effet peut avoir ce phénomène sur l'économie globale de l'Etat ? Peut-on considérer que c'est l'une des solutions pour sauver la crise ou que c'est juste l'un des moteurs de l'économie ?