Le Temps : comment jugez-vous les dernières élections législatives ? Emna Menif : il y a un fait, le moteur de la démocratie représentative tourne avec deux turbots, l'argent et la machine électorale, le deuxième étant fortement lié au premier. Les résultats de ces législatives viennent confirmer les travers de ce modèle démocratique biaisé, y compris dans les démocraties traditionnelles, par l'influence de ces deux leviers dans la création d'une masse électorale, qui relèguent au deuxième plan l'importance de ce que je pense être les fondements de l'action politique, à savoir la Vision, la Mission et le Programme pour accomplir la mission. D'autre part, et contrairement au leitmotiv récurrent, ce sont les idéologies qui font bouger les masses. Nous avons observé une réaction de masse contre une certaine idéologie, et l'adhésion inconditionnelle d'une masse, quasiment incompressible, à cette même idéologie. Dans le même temps, le taux relativement bas de participation aux élections, montre à quel point l'incapacité du personnel politique à exprimer un nouveau corpus doctrinal, qui constitue le socle de la Vision, a laissé indifférente une grande majorité déçue, désabusée, désillusionnée... Enfin, ces élections confirment la rupture entre le personnel politique et les électeurs. En dehors de deux grandes formations politiques, 62 élus ont bénéficié des plus forts restes, soit quelques milliers de voix. Ce qui confirme, si besoin est, qu'il n'existe pas un vrai lien de proximité avec les électeurs, qu'il n'y a pas un rapport de confiance vis-à-vis des formations politiques en lice, et surtout... que les élections ne se sont pas faites sur la base d'une compétition programmatique, déployée avec pédagogie, et assimilée avec conviction.La configuration de la prochaine assemblée du peuple est une autre affaire. Que pensez-vous de la montée de Nidaa Tounes ? Deux éléments expliquent le phénomène Nidaa Tounes, aux législatives. Premièrement, la Tunisie ne s'est pas affranchie de son rapport paternaliste et protecteur avec le « Leader ». Beji Caied Essebsi a su, presque naturellement, incarner le patriarche protecteur, y compris par son autoritarisme dédaigneux et parfois suffisant. Il a su surfer sur l'évocation du Bourguisme, élagué de ses travers, amendé de son bilan et sanctifié par une sorte d'amnésie volontaire ou inconsciente, pour se faire le chantre d'un modernisme indéfini. Deuxièmement, en rassemblant des mouvances différentes, parfois antagonistes voire naturellement incompatibles, en s'appuyant sur des « compétences » et en appuyant la thèse de l'expérience politique et « dans les affaires », Nidaa Tounes a vidé de sa substance toute expression politique capable de s'ériger en contre proposition à l'islam politique, crédible, et surtout capable de gagner. Est ce que l'homme politique, ou plus généralement la famille politique, fait le sondage d'opinion ou l'inverse ? En tout état de cause, il y a une tendance presque naturelle à se ranger du côté du vainqueur. Pour toutes les considérations précédemment évoquées, la victoire électorale de Nidaa Tounes était attendue. Ce parti est apparu comme la seule réponse possible à l'incompétence et aux échecs cuisants de la Troïka durant les deux années d'exercice du pouvoir, et l'expression de rejet de l'islam politique. Est–ce l'échec de la gauche ? Indiscutablement. Une partie de la gauche s'est, dès le premier « appel » de BCE, rangée dans les rangs de ce qui allait devenir Nidaa Tounes. Une autre partie des forces de gauche et de ce qu'on pourrait assimiler à la social-démocratie a, par naïveté ou par calcul, livré son destin à Nidaa Tounes, et notamment lors du sit in du Bardo de l'été 2013. Et dans tous les cas, ceux qui ne se sont pas fondus dans Nidaa Tounes, n'ont su ni se doter d'une nouvelle construction doctrinale, ni élaborer un vrai projet de salut public, cet espèce d'électrochoc pour incarner la révolution et instaurer un ordre nouveau dans toutes ses dimensions, ni établir des ponts de communication et de proximité avec leur immense réservoir électoral, une vraie stratégie de déploiement territorial, d'encadrement des électeurs pour créer le rêve, pour mettre en perspective les réformes nécessaires et proposer les actions concrètes de relance, de développement humain, régional et national. Ce qu'on se plait à appeler la Gauche, dans un terme générique et un peu fourre-tout, n'a pas fait sa révolution pour être capable de porter la révolution culturelle et intellectuelle indispensable pour accomplir ce qui, malgré le déni de plus en plus répandu, est une vraie révolution que la Tunisie a inaugurée dans la région. Quel sera le devenir du paysage politique tunisien ? Quoiqu'on en dise, la prochaine assemblée a une couleur majoritairement libérale. Je pense que cela est préoccupant. La Tunisie a besoin d'une politique d'abord novatrice, capable d'explorer de nouvelles pistes de gouvernance et de développement, et ensuite d'une authentique politique sociale. Je crains que la majorité n'opte plutôt vers un réformisme timide à orientation libérale, et poursuivra sur la voie de modèles éprouvés et inefficaces. Par ailleurs, je pense que la carte politique est loin d'être définitive et stable. Les partis politiques de la famille progressiste vont encore connaitre des contorsions, des reformations, des migrations... Etes-vous pour un gouvernement de technocrates ou de compétences ? Nullement, je pense que les politiques doivent assumer leurs responsabilités. Le pays doit être gouverné et non pas géré. Et gouverner est du ressort des politiques élus pour être ensuite jugés par leurs électeurs sur le bilan de leur gouvernance. C'est aussi cela la démocratie et le principe d'alternance au pouvoir. Une coalition d'Ennahdha avec Nidaa Tounès pour gouverner la Tunisie est-elle possible ? A mon avis, elle se dessine. Cela pourrait d'ailleurs faire obstacle au mariage de raison. La rencontre parisienne des deux chefs de partis, les navettes sur Alger, le dialogue national, l'enlisement progressif dans une nouvelle forme de pensée unique érigée sur le sacro saint concept de consensus préfiguraient cet arrangement. A mon avis, cette perspective ne sert que des intérêts partisans. Elle instaure une situation de cohabitation qui affaiblit le Pouvoir mais « arrange » tous les aspirants au pouvoir. Elle est de nature à diluer les responsabilités politiques au cours de la future législature de sorte que le sens même de l'alternance démocratique au pouvoir se vide de son essence, et risque de conduire à un désintérêt définitif des électeurs de la chose publique. Elle condamne les pouvoirs législatif et exécutif à infléchir toutes options fortes de réformes – pas seulement structurelles ou économiques, mais surtout sociétales, éducatives, culturelles, sécuritaires – dans le souci de maintenir un équilibre fragile entre, de fait, deux pôles de conception de l'Etat et de la société. Le plus inquiétant est la démarche perverse de normalisation de l'Islam Politique, et donc d'une doctrine, qui sait concéder des replis stratégiques, mais qui foncièrement remet en cause les fondements de l'émancipation de l'individu, du sens moderne de la Citoyenneté, de la séparation des pouvoirs religieux et temporels dans la gestion de la cité et, par conséquent, de l'Etat de Droit sécularisé.