Ils préfèrent s'installer loin de leurs familles, c'est la tendance des jeunes de nos jours sous prétexte de vouloir assurer leur indépendance et sortir du cadre familial qui restreint leurs libertés. Auparavant, ceci concernait les jeunes qui viennent des régions de l'intérieur pour achever leurs études universitaires ou chercher de l'emploi dans la capitale. Mais le phénomène prend d'autres dimensions, depuis quelques temps, et devient normalisé sans pour autant être privé des critiques de la part de la catégorie conservatrice de la société. Quels arguments donnent ces jeunes en réponse à ces critiques ? Quel impact peut ce phénomène avoir sur la structure de la société ? Ils s'expriment sans contraintes... Amal, jeune étudiante de 24 ans, vit en co-location avec deux autres filles d'à peu près son âge depuis 4 ans. Elle explique que sa situation familiale est instable depuis le décès de son père l'année de son bac. Sa mère a choisi de se remarier, chose qui a influé sur leur relation et engendré plein de conflits surtout que son beau père la traitait mal. Elle indique que la raison principale qui l'a poussée à quitter la maison c'est qu'elle ne supportait plus cette situation et qu'elle voulait laisser sa mère vivre en paix avec son nouveau mari, « heureusement que je n'ai ni frère ni sœur », dit-elle. Amal rajoute que mener une vie loin de la famille demande beaucoup de courage surtout qu'elle se trouve obligée de gagner sa vie et être autonome tout en poursuivant ses études. Néanmoins, elle pense que cela lui assure une grande marge de liberté et d'épanouissement. Atef, agent banquier à l'âge de 28 ans, s'installe seul dans un studio à la banlieue nord depuis 9 ans déjà. Il précise qu'il ne rencontre aucun problème de famille qui l'oblige de quitter la maison, mais que c'est un choix personnel de vivre indépendant. Il explique qu'il a 3 sœurs et qu'il ne se sentait plus à l'aise à un certain âge. De plus, il devait se déplacer à la faculté chaque jour et cela lui prenait beaucoup de temps et d'argent en transport, la solution était de s'installer près de la faculté. Son père était partant et lui fournissait ce qui lui fallait financièrement pour le loyer ainsi que les frais des études. Il avait cependant besoin de se chercher des petits boulots pour assurer son argent de poche. Il n'a plus repensé, depuis, à rejoindre sa famille une fois habitué à une vie indépendante qu'il mène très bien depuis qu'il a gagné son poste à la banque. Destruction des liens familiaux Mariem, 31 ans, cadre dans une entreprise privée, vit loin de sa famille depuis presque 7 ans. Elle explique que sa famille n'était jamais pour l'idée qu'elle quitte la maison et que son père est très conservateur. Son mode de vie et ses préférences n'ont jamais obéi à ce que ses parents lui imposent, notamment en ce qui concerne sa vie privée. Elle a pourtant tenté à plusieurs reprises de les convaincre et de trouver un terrain d'entente mais en vain. Mariem explique que cela a fini mal entre elle et sa famille après que les conflits aient commencé à croître. Elle a donc opté pour quitter la maison et a assumé toutes les conséquences y compris la destruction des liens familiaux. Au début cela lui a créé plusieurs problèmes psychologiques surtout qu'elle a commencé à regretter sa décision lorsqu'elle a rencontré des problèmes financiers. Mais peu à peu, elle est parvenue à couvrir des besoins et être autonome. Ce qui lui vaut le plus c'est qu'elle soit maintenant libre et soit la seule à gérer ses décisions personnelles, selon elle. Alléger les charges paternelles Amine, un jeune de 26 ans, est décorateur. Il précise que c'est rare qu'un jeune homme puisse vivre sous la tutelle de ses parents et sous leur surveillance au-delà de 20 ans, et qu'il n'est pas le seul à chercher son indépendance. Il explique qu'en ce qui le concerne, les moyens financiers de sa famille sont restreints, et que la principale raison derrière son choix de s'éloigner était d'alléger la charge à son père et de subvenir seul à ses besoins. D'autre part, Amine indique qu'à un certain âge il a commencé à affronter des difficultés de communication avec son père et cela n'est pas une exception, il a donc préféré s'éloigner pour garder une marge de respect entre lui et son père et ne pas tomber dans les conflits. De plus, il pense qu'il existe pour chacun une vie privée secrète, pour lui, il est préférable de la garder pour soi et que ce n'est réalisable que loin du cadre de la famille. Un phénomène sociologique ? M. Jouili Mohamed, sociologue et directeur général de l'observatoire national de la jeunesse, a précisé que jusque là on ne peut pas généraliser les cas des jeunes qui s'installent loin de leurs familles pour parler d'un phénomène social. En effet, il ne s'agit pas d'un phénomène de masse mais de cas exceptionnels observés parmi les jeunes pour des raisons bien définies. Il explique qu'à l'occident, qui nous dépasse évidemment en termes d'émancipation des jeunes, on a tendance à reconstruire la notion de famille et réunir tous ses membres sous le même toit, du fait de la crise économique. L'inverse ne peut donc logiquement se produire dans une société connue comme conservatrice et orientée par de nombreuses contraintes culturelles et sociales. Le sociologue explique qu'on doit procéder au cas par cas et essayer de traiter cette tendance du point de vue causes propres à chacun. Il indique que la majorité des jeunes rencontrent des problèmes en famille et vivent dans une situation qui les rend mal à l'aise, ils restent pourtant chez leurs familles et s'adaptent chacun à sa manière aux exigences familiales. De plus, on n'a pas de justifications concrètes que c'est une tendance générale des jeunes, à part les témoignages recueillis et qui permettent justement de cerner le problème et de le mettre dans son cadre. La plupart des jeunes qui décident de quitter les domiciles familiaux vivent dans des conditions spéciales, d'après le sociologue, et c'est ce qui confirme davantage qu'il s'agit d'exceptions. Le problème pour les jeunes est, en général, comment devenir adultes, ceci est réalisable normalement à travers certains « rites de passage » dont principalement le mariage, idée qui n'est pas toujours appréciée par les jeunes, ce qui les pousse à chercher d'autres alternatives pour vivre indépendant et autonome. M. Jouili appelle à faire la distinction entre autonomie et indépendance. Selon lui, être autonome c'est prendre soi en charge intégralement y compris essentiellement le coté financier. Cependant, on peut être indépendant, vivre loin de sa famille, notamment pour poursuivre les études, sans être forcément autonome. L'autonomie impose une certaine audace à assumer ses choix et à défier les contraintes familiales et sociales. D'un autre coté, le sociologue a expliqué que le besoin majeur des jeunes est de vivre pleinement leur jeunesse, d'être libre dans leurs choix et de mener la vie privée loin des obligations et des exigences familiales. Ce problème est surtout affronté par les filles, sur lesquelles tous les yeux sont focalisés, non seulement ceux de leurs familles mais de tout l'entourage social commençant par les voisins et les proches. Elles sont carrément sous surveillance jusqu'au mariage. On ne peut par aucun moyen faire face à cela sauf lorsque la fille est prête au défi . Un dernier point abordé par le sociologue est que la famille tunisienne est en crise psychosociale et vit dans une sorte de dissonance entre vouloir s'attacher à son aspect conservateur et ses spécificités sociales et culturelles, et d'un autre côté l'émancipation des jeunes. Il est pénible de gérer les deux à la fois et ce qui est en fait une source de conflits. La société tunisienne est soumise à une métamorphose structurelle et culturelle à la fois, ceci engendre naturellement une volonté chez les jeunes de se révolter contre le commun, le rituel qui les emprisonne dans un cercle de contraintes sociales héritées de génération en génération. Peut-on considérer que cette révolte représente un danger quant à la stabilité de la structure familiale, sur toute une société ?