Livre après livre, Ahmed Mahfoudh développe une oeuvre dans laquelle Tunis, ses méandres, ses arcanes et ses nostalgies occupent une position centrale. Déjà avec son premier roman, "Brasilia Café", paru en 2006, il installait son dispositif au coeur d'une ville qu'il connait bien et instaurait des ressorts narratifs qu'il maitrise désormais. Avec "Terminus Place Barcelone en 2010, il soulignait la panique qui semblait s'être emparée d'un Tunis, à la limite du pornographique, au sens littéral du terme. Remuant la plaie dans la déroute urbaine, Mahfoudh décrivait une ville en perte de repères, quasiment au bord de l'effondrement. Cette impression de malaise était accentuée par les personnages jaillis de l'imagination de l'auteur mais aussi de ses observations méticuleuses, du rapport clinique qu'il dressait sur fond d'une fin de règne qu'allait précipiter la révolution de 2011. Comme une parenthèse dans l'oeuvre de cet auteur, "Dernier voyage à Kyrannis", son troisième roman paru fin 2011, éludait en quelque sorte les soubresauts de la pesanteur urbaine pour une quête plus bucolique doublée d'une introspection au scalpel comme les affectionne Mahfoudh qui, dans notre paysage romanesque, pourrait être justement qualifié de romancier du malaise et de la condition humaine. La chute, l'errance et le dilemme A maints égards camusiens, ses personnages subissent toujours une chute métaphorique, descente aux enfers symbolique que vient généralement transcender une résurrection, une sortie de crise. Ainsi, la chute, l'errance et le dilemme hantent-ils ses personnages, Sisyphes malgré eux, traraudés par le destin et toujours tentés par la lumière. Chez Mahfoudh, il existe également un penchant vers le réalisme sociologique cher à Zola et socle de cette forme de naturalisme littéraire, fondatrice du roman moderne avec son lot d'anti-héros et ses cohortes d'interrogations ou d'expérimentations. De la sorte, Mahfoudh était attendu dans sa nouvelle oeuvre avec une curiosité impatiente: comment ce romancier du réel et du malaise allait-il aborder la révolution tunisienne? Allait-il demeurer dans la noirceur relative de ses oeuvres ou bien sonnerait-il le tocsin d'une nouvelle déroute? Et, surtout, allait-il revenir vers le Tunis crépusculaire de "Terminus Place Barcelone" ou celui plus lumineux, quoique chevillé au passé, de "Brasilia Café"? C'est un ciel d'automne qui pèse sur la ville. Faut-il y voir une promesse d'apaisement ou celle d'un orage? Dès les premières pages de "Jours d'automne à Tunis", le lecteur retrouve le dispositif classique de Ahmed Mahfoudh, un univers proche de ceux de Ali Bécheur ou Emna Belhadj Yahia, un monde dans lequel la brutalité de l'orage efface les songes de l'été. Cette nouvelle oeuvre de Mahfoudh est construite en quatre récits brefs et intenses. Il ne s'agit donc pas d'un roman au sens classique du terme mais de quatre matrices romanesques qui empruntent à la nouvelle mais dont on perçoit la profondeur, l'étoffe lyrique et l'exercice de style. A mon sens, Mahfoudh avait besoin de cette oeuvre pour affirmer davantage le registre dans lequel il évolue, pour également travailler à la lente maturation qui caractérise les auteurs et les oeuvres véritables. Dans ces "Jours d'automne à Tunis", on retrouve la griffe épistolaire, le lexique en mouvement, la structure camusienne et le regard décalé sur le réel. Quatre récits brefs et intenses A chaque fois, les personnages - Adel, Nejmeddine, Ibrahim, Saber- s'égarent dans un dédale, subissent puis s'amendent voire se révoltent. Tunis reste au centre du jeu et, cette fois-ci, c'est un Tunis post-révolution dans lequel se diluent le rêves les plus fous et les dérives les plus improbables. Trois des récits de "Jours d'automne à Tunis" sont des histoires contrariées sur fond de révolution déboussolée. Dans "Construire dit-elle" (un clin d'oeil à Duras), le personnage vit une chute en cinq temps. Dans les deux autres récits, il s'agit de regards cyniques et réalistes posés sur les labyrinthes qui piègent tous les espoirs et délitent le renouveau. Quant au premier récit, il résonne comme un hommage à Tunis. C'est à une déambulation dans la ville que nous convie l'auteur mais dans une ville adultère, une ville en automne. Intitulé "Premières pluies", ce texte donne son originalité à cette nouvelle oeuvre de Ahmed Mahfoudh. Mieux, ce texte porte sa propre histoire car il a en partie été écrit pour être déclamé dans le cadre de "Dream City". Le lire et le relire ancrent la conviction qu'il s'agit bel et bien d'un cryptogramme qui cèle en lui les clés de lecture de la totalité de l'ouvrage, qui met en abyme les trois autres récits et les éclaire d'un jour nouveau. "Jours d'automne à Tunis" vient de paraitre aux éditions Arabesques. A lire pour retrouver la verve de Ahmed Mahfoudh et aussi pour sonder les mystères des âmes en révolution.