Le suicide dans le contexte tunisien peut être caractérisé comme la forme la plus spectaculaire de la contestation individuelle. Selon les chiffres des trois derniers mois, le suicide en Tunisie semble culminer au moment de la rentrée scolaire. Dans cette perspective, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) avait enregistré entre le mois d'août et le mois d'octobre 2015, 101 cas de suicides et de tentatives de suicides. Ces actes se posent en effet comme réponse à des institutions de l'Etat qui se situent de plus en plus en décalage par rapport aux citoyens. Ces derniers n'ont plus le sentiment d'appartenir à leur pays à la mesure de l'opportunisme des représentants à la tête de l'Etat et à mesure que prolifère la « culture du butin » parmi nos élites dirigeantes. Le suicide des Tunisiens au rythme de l'actualité Le cas le plus choquant en ce mois de novembre est le corps d'un adolescent âgé de 15 ans qui a été retrouvé dans la matinée du lundi 9 novembre 2015, pendu à un arbre derrière son domicile familial dans la région rurale « Thouabtiya », de la délégation d'El Alâa du gouvernorat de Kairouan. Durant le mois d'octobre 2015, le gouvernorat de Bizerte a été à son tour le théâtre de suicide d'une femme ayant deux enfants, d'un jeune-homme âgé de 31 ans et de la mort volontaire d'un agent de sécurité de 25 ans. Selon le FTDES, ces trois cas de suicide s'expliquent en partie par « la précarité sociale ». Cette même indigence sociale conduit, une veille dame, âgée de 79, à vouloir mettre fin à sa vie. Ce dernier suicide est une première dans notre pays, il explique en partie l'état de délaissement dont souffrent de plus en plus les vieux dans notre pays. Durant le mois d'octobre aussi, parmi les nombreux cas de suicide figure le décès volontaire d'un jeune homme de 17 ans pour « incapacité pécuniaire » l'empêchant de rejoindre les bancs de l'école. Aussi, dans la même région, « une famille composée de la mère, du père et de leur fille ont tenté de boire l'eau de javel afin de dénoncer l'incarcération injuste de leurs fils » lit-on dans le rapport paru au mois d'octobre du FTDES. Le suicide des trafiquants est en outre l'un des aspects remarqué au mois d'octobre 2015. Un commerçant qui exerce dans l'économie parallèle, s'est immolé par le feu suite à la saisie de sa marchandise de contrebande constituée de 3060 paquets de cigarettes. Dans la même lignée, au moment où tous les médias signalent les succès du ministre de l'éducation nationale Naji Jalloul, un instituteur remplaçant a tenté de se suicider, dans le gouvernorat de Monastir, à partir du moment où il s'est rendu compte qu'il allait être écarté ; le même cas de figure s'est produit dans la région de Mahdia. De surcroit, un agent douanier n'a pas tardé à mettre fin à ses jours suite au refus du management de le réintégrer à son poste ; après une période de convalescence due à des défaillances psychologiques. Dans cette conjoncture, la crise du tourisme par laquelle passe notre pays engendre des pertes humaines plus particulièrement de ceux qui gagnent leur vie de ce secteur. À ce titre mentionnons depuis 2008, des centaines de tentatives de suicide liées à la perte de recettes du secteur de tourisme pour une région telle que Sousse. Cette perte selon le rapport de l'FTDES atteint 83% alors même qu'il y a l'absence d'une réelle politique d'Etat envers les professionnels sinistrés de ce domaine. Pourquoi est - on de plus en plus prompt au suicide ? Le suicide chez nous est lié fortement à une société qui devient de plus en plus agressive et violente. Cette violence banalisée conduit l'individu à se replier sur soi et souhaiter devenir le seul maitre de soi même au-delà de toutes normes morales, religieuses, politiques ou sociales. Parallèlement, ce processus d' « individualisation » s'accompagne par l'incapacité de ce même individu à résoudre les problèmes liés à son existence de tous les jours. Ces embarras de la modernité sont perçus par conséquent comme de plus en plus impossibles à résoudre pour tout un chacun. De ce fait, les raisons qui amènent nos concitoyens à se suicider peuvent être expliquées par sept facteurs. Celui qui se place en premier est effectivement le chômage notamment le chômage de longue durée et ce qu'il procure comme sentiment de ne pas être utile à la société. D'ailleurs, le chômage conduisant au suicide touche dans cette perspective à toutes les franges de la société quels que soient l'âge et la catégorie socioprofessionnelle. Le deuxième facteur a trait à l'instabilité au niveau de la cellule sociale nucléaire première à savoir la famille. Dans ce deuxième facteur, force est de constater que les gens se suicident quand ils ont des problèmes récurrents et fortement répétitifs avec l'un des membres de leur famille proche. Autrement dit, quand ils estiment que la vie devient à leurs yeux « insupportable » voire brisée surtout quand ils ne partagent plus avec les membres de leur famille les plus proches un projet en commun. En troisième position, nos concitoyens se suicident quand ils ne supportent pas un changement brutal lié à leur situation financière. En ce sens, pas mal d'entrepreneurs se sont en effet suicidés à cause de leur incapacité à rembourser une dette ou encore quand leur situation devient brusquement une impasse à cause d'une banqueroute dont ils n'étaient pas préparés. Quatrièmement, certains se tuent volontairement à partir du moment où ils subissent une pression psychologique ou bien au travail ou bien dans leur groupe social intime et ne peuvent plus donc interagir avec l'environnement dans lequel ils sont insérés. Dans ce même contexte, certains individus quand ils ont une ambition démesurée et qu'ils sont confrontés aux périples de la vie et ses différents obstacles mettent fin à leur vie. Cinquièmement, des individus recourent à la mort résolue quand ils souffrent de maladie chronique ou incurable et quand leur quotidien devient insupportable aussi bien pour eux que pour leur entourage. Sixièmement, surtout chez nos adolescents, certains recourent au suicide par curiosité, mimétisme ou encore pour échapper à l'échec scolaire qui les hante. Ils mettent ainsi fin à leur vie pour fuir la pression de leurs parents et finir chemin faisant avec le sentiment de culpabilité. Septièmement, certains se tuent pour marquer les esprits et pour avoir le statut de héros, dans cette catégorie en trouve la mort par immolation par le feu en plein espace public voire les actes terroristes qui prolifèrent chez nous depuis 2011. Les campagnes de sensibilisation peuvent-elles être une solution ? Certains experts nous disent que des cas de suicide auraient pu être évités s'il y avait une campagne de sensibilisation. En même temps, une campagne de communication est-t-elle suffisante lorsque des régions souffrent de l'absence de soutien de l'Etat ? Une stratégie de communication serait-elle suffisante quand on sait que les personnes à potentiel suicidaire ne sont plus exposées aux médias de masse ? Notre enquête montre que le suicide ne touche pas une catégorie en particulier mais l'humain de manière générale. À ce titre, rappelons-nous du sociologue français Emile Durkheim qui écrivait déjà vers la fin du 19eme siècle à propos de l'état suicidaire que c'est « un état d'exaspération et de lassitude irritée qui peut, selon les circonstances, se tourner contre le sujet lui-même ou contre autrui ; dans le premier cas, il y a suicide, dans le second, homicide. ». Dans cette perspective, le suicide serait-il la face douce du terrorisme qui ronge actuellement notre société ? Serait-il encore le symptôme d'une société caractérisée par la fuite en avant et par la fragmentation dans laquelle le papillonnage de l'individu d'un domaine à l'autre, d'une pauvreté à une autre, d'une souffrance à une autre, se prête à une vaine quête du bonheur dans une perte de repères généralisée ?