Chercheur, écrivain et professeur de l'Histoire du monde arabe moderne à l'université de Paris, Adel Ltifi s'est distingué par ses analyses et lectures politiques visionnaires et lucides. Au cours de cet entretien, nous avons parlé avec le professeur des incidents survenus en Tunisie au cours de la semaine écoulée. Adel Ltifi est revenu sur les réactions de la présidence du gouvernement et celle de la présidence de la République tout en évoquant la situation des partis de la coalition au pouvoir surtout celle de deux partis majoritaires, Nidaa Tounes et Ennahdha. -Le Temps : Cette semaine a été riche en protestations dans les différentes régions du pays. Pensez-vous que ces mouvements peuvent se développer ? Adel Ltifi : Les dernières protestations sociales nous dévoilent des lacunes politiques structurelles et conjoncturelles de la situation en Tunisie. Sur le plan structurel, l'Etat tunisien vit une crise organisationnelle depuis le 14 janvier. C'est une crise d'ordre liée à l'absence de l'autorité de l'Etat. Le remplacement de l'ordre autoritaire par l'ordre de la loi n'a pas eu lieu ce qui explique l'incapacité de l'exécutif à imposer des réformes profondes sur le plan administratif, économique ou social. Cette incapacité explique, entre autres, l'immobilisme des politiques publiques et la dégradation du climat social. Sur le plan conjoncturel, le politique dans toutes ses manifestations (acteurs, discours, analyses...) à perdu toute crédibilité après les dernières élections à cause d'une rencontre contre nature entre les dirigeants nidaistes et nahdaouis et après la débâcle au sein de Nida tounes. Le choix de Habib Essid, fruit de cette rencontre contre nature, n'a fait que sombrer l'action publique dans un désarroi soutenu par une défaillance communicative. Les fractions les plus fragiles dans la Tunisie profonde (la Tunisie marginalisée) se sont senties laisser en marge face aux faux débats politiques ce qui explique leur réaction. Le peuple tunisien est, aujourd'hui orphelin politiquement. Cela dit, cette contestation se fait dans un contexte de menace terroriste ce qui ouvre les portes à tous les dangers si on ne garde pas l'aspect pacifique des contestations. -Que pensez-vous de la réaction du gouvernent d'Essid? La situation en Tunisie a besoin d'une action et non pas d'une réaction. L'action renvoie à la capacité de prévention et d'anticipation. Or le gouvernement est dans la réaction parce que pris de court par les événements. La crise en Tunisie est globale et la solution ne peut être que globale. Aucune solution n'est possible pour les régions sans la relance de l'économie nationale. Or le gouvernement déclare des mesures éparpillées pour chaque région chaque fois qu'il y a un soulèvement ici ou là-bas. Il faut avoir le courage pour dire aux régions qu'il n'y pas de solutions régionales, mais une solution nationale globale se décline au niveau des régions, des secteurs et des couches sociales. -Et de celle du chef de l'Etat, Béji Caïd Essebsi ? J'ai attendu le discours du Président de la République, mais ce que j'ai entendu n'était pas à la hauteur de mes attentes ni à la hauteur des attentes des Tunisiens dans un contexte de crise sociale et sécuritaire. C'est un discours tendu mal conçu et mal préparé soit par le Président lui-même soit par ses conseillers. Malgré les débordements et les risques de récupération «banditiste» ou djihadiste, la contestation des jeunes est tout à fait légitime et relève en premier lieu de la réalité sociale et politique nationale. Le Président a eu tort en évoquant l'implication d'un pays étranger, sinon il nous doit plus de précisions. Cette intervention du chef de l'Etat a accentué le sentiment général de discrédit du politique, acteurs comme discours. L'image du Président a été déjà secouée après sa malheureuse participation au congrès de son fils à Sousse. Son intervention télévisée n'a fait que renforcer son isolement par rapport à son électorat. Je me pose beaucoup de questions quant à la qualité des conseils reçues par le Président pour la gestion des affaires publiques et pour la gestion des situations de crise. Nous ne pouvons pas assurer une transition démocratique avec un paysage politique défiguré et un politique qui a perdu toute crédibilité. -Le parti majoritaire a à peine réagi, à cause de la crise qui le ravage depuis des mois. Ce silence risque-t-il d'achever Nidaa ? C'est un silence qui s'explique par la situation d'un parti en situation d'éclatement. Qui s'exprimerait ? Hafedh avec son analphabétisme politique ou Mohsen et son projet en construction? C'est un autre exemple qui prouve le vide politique dont souffre la Tunisie dans cette phase transitionnelle. Un parti qui a gagné les élections et qui se cherche une place dans le paysage politique. -On dit souvent que les partis de la coalition au pouvoir cohabitent difficilement d'où le faible rendement du gouvernement. Êtes-vous d'accord avec cette idée ? Je ne parlerais pas d'alliance dans le cas actuel entre Ennahdha et Nida. Je dirais plutôt que nous sommes face à une rencontre contre nature entre quelques dirigeants des deux partis et pas une alliance dans le sens politique stricte. Une alliance se fait sur la base d'un projet et d'une répartition des responsabilités gouvernementales. Or, Ennahdha se dit allié de la coalition gouvernementale sans aucune exigence. Sa participation au gouvernement relèverait donc plus d'un calcul politique conjoncturel que d'une rencontre entre deux projets. Le socle de se gouvernement serait, semble-t-il, la rencontre des deux vieux et pas la rencontre entre le quartet qui forme l'exécutif. Raison de plus pour que l'action publique reste prisonnière d'un consensus précaire. -Revenant à Nidaa Tounes, quelle lecture avez-vous pour ce qui s'y est passé lors des dernières semaines ? Contrairement aux analyses simplistes qui ne voyaient dans Nidaa Tounes qu'une machine électorale ou une simple émanation du charisme de BCE, je dirais que le substrat de ce parti est une forte attente au niveau de la société pour préserver les acquis de l'Etat national après les élections de 2011. C'est de cette attente qu'est né le projet de Nidaa avec ses symboles comme la figure de Bourguiba et le drapeau tunisien. Mais au fur et à mesure de l'affaiblissement d'Ennahdha en 2013, le projet est devenu un parti potentiellement gagnant. Et c'est là qu'une autre logique s'est imposée comme concurrente du projet. Il s'agit de la logique du parti outil qui profite à toute forme d'opportunisme. Le 10, janvier, Sousse était le lieu de rencontre de la logique du parti outil et Tunis était le lieu de manifestation de la logique du projet. Un parti est avant tout un projet et c'est ce qui explique que la majorité des Nidai s'est retrouvée autour de Marzouk. -Que pensez-vous de l'initiative politique qu'est en train de préparer Mohsen Marzouk ? Ce n'est pas une initiative à mon avis. C'est plutôt une récupération du projet initial de Nidaa Tounes. Ce parti gagnant, c'est trouvé avec son projet à l'écart du pouvoir suite à de faux calculs politiques de la part de BCE qui l'ont rapproché d'Ennahdha et qui l'ont amené à désigner Habib Essid à la tête du gouvernement. Ainsi, des cadres du parti et son électorat ne se sont pas trouvés dans ce nouveau contexte. Ne voulant pas assumer à tort la responsabilité du vide politique et de l'immobilisme, et face à l'opportunisme qui a mis la main sur le parti, Mohsen Marzouk et d'autres cadres ont essayé de revenir à l'assise de base de leur parti, à savoir son projet dit de Bourguibisme contemporain. Cette tendance représente à mon avis ce que l'on peut appeler un nationalisme libéral. Il est bien ancré dans l'histoire contemporaine tunisienne et représente un courant majoritaire dans le paysage des courants politiques dans le pays. Néanmoins, la contemporanéité de ce projet reste tachetée par un certain conservatisme visible au niveau des références identitaires et le choix de Ksar Hlal le 2 mars prochain pour lancer le parti n'est qu'un exemple. -Il y a quelques jours, un député du Nidaa a assuré que l'UPL compte fusionner avec son mouvement. Cependant, les députés de l'UPL ont refusé l'initiative. Pensez-vous que la fusion est morte ? Nous avons là un autre exemple qui illustre l'hybridité du paysage politique tunisien. L'idée qu'un parti fusionne pour sauver la majorité parlementaire d'un autre parti est en soi anecdotique. En plus, c'est le patron de l'ULP qui le décide dans une interview sans concertation avec les élus. Affairisme politique exige. Mais le PDG du parti n'a pas la main mise totale sur ses députés. Ces derniers, soit par conscience politique soit pour mieux négocier le transfert dans le mercato politique, ont désavoué les intentions de promoteur. Au vu de l'irrationalité politique de l'ULP, je dirais que tout est possible. Nous ne sommes pas face à une situation qui nous donne des éléments objectifs et rationnels pour prédire et analyser les orientations de Slim Riahi, si on peut parler d'orientation dans son cas bien sûr. Encore une fois nous sommes face à un paysage politique défiguré. -Le mouvement Ennahdha se prépare pour son dixième congrès. Les dirigeants du mouvement islamiste ont assuré que lors dudit congrès, le volet religieux sera séparé, définitivement, du volet politique. Pensez-vous que cela soit possible ? Pour répondre à cette question, il faudrait tout d'abord positionner Ennahdha comme courant politique. Historiquement Ennahdha fait partie de la nébuleuse du mouvement des Frères musulmans, l'une des configurations de l'Islam politique. C'est quoi cet Islam politique ? Ce n'est pas un simple assemblage entre le politique et le religieux. Cela était souvent la règle à l'époque classique et dans toutes les cultures. La société était religion et la religion était société. D'où la prétention actuelle de l'Islam est «din wa dawla». Or l'Islam politique est lié l'émergence du politique moderne dans le cadre de la formation de l'Etat nation. Il est né à la fin du XIXe siècle en réaction à la généralisation des réformes modernes entreprises par les autorités ottomanes. Se basant sur l'échec de ces réformes, l'élite traditionnelle des jeunes ottomans autour du Sultan Abdelhamid II, ferveur partisan du panislamisme, ont commencé à promouvoir l'Islam comme alternative à l'Etat moderne et ses exigences de rationalité. C'est ainsi que la Charia et son Fiqh, jurisprudence à l'origine, ont été promus au rang de corpus de lois qui pourraient de substituer à la loi de l'Etat. Donc l'Islam politique est lié au politique dans son sens moderne comme champ autonome dans le cadre d'une nation politique appelée Etat national. Il est né dans le refus de la rationalité de l'Etat moderne basé sur la relativité juridique, sur la citoyenneté et sur la liberté. De la Turquie, cette tendance s'est propagée en Egypte par Rachid Ridha pour donner les Frères musulmans en 1928, puis les autres ramifications pendant les années 60 et 70 sous l'influence des idées de Said Qotb. Dans la théorie, une séparation entre le politique et le religieux au sein d'un parti est possible. Surtout que dans l'histoire du politique moderne toute interférence entre le religieux et le politique bascule souvent vers l'hégémonie de ce dernier. Le politique moderne est un champ qui ne peut fonctionner que dans la rationalité de l'autonomie qui lui permet d'évoluer dans l'histoire et suivre les changements de contextes. Ce politique tourne autour de la gestion des affaires publiques qui changent aux grès des contextes locaux et internationaux. Donc, dans la théorie Ennahdha pourrait faire la part des choses. Cependant, ce parti n'a pas cessé d'envoyer des signes contradictoires qui pourront compromettre cette intention d'ouverture et de sécularisation. En septembre 2013 (sur Aljazeera.net), Rached Ghannouchi, définissait l'islamisme, dont fait partie son parti, comme l'ensemble des actions de la promotion de l'Islam comme message et comme chemin à suivre. Une telle définition va à l'encontre de cette révision prévue. Le soutien déclaré d'Ennahdha aux imams radicaux, comme Ridha Jaouadi qui incarne l'amalgame entre action politique et religion, pose aussi des questions quant à la sincérité de l'intention de révision. Une révision doit être profonde et se fonder sur un substrat intellectuel et pas uniquement sous forme de changement de position politique. Dans ce cadre il faut dissocier l'Islam de toute normativité due à la prédominance de la logique jurisprudentielle (Fiqh). Cela implique le renvoi de l'Islam dans la pure sphère de la croyance et donc de l'individu. Il est question, en fin de compte, de séculariser ce parti. -Au cours de l'année dernière, la Tunisie a vécu trois grands attentats. Comment sera l'année 2016 pour notre sécurité nationale surtout avec l'évolution de la situation en Libye ? Je ne peux m'exprimer sur le côté proprement sécuritaire par défaut de spécialité. Par contre, nous pouvons estimer la gravité de la situation à la lumière des changements géostratégiques dans la région. Le recul de Daech en Syrie et en Iraq sous la pression de la coalition internationale et la persistance de la crise libyenne nous invite à plus de prudence. Les jeunes partis pour le jihad sont une grande menace pour la sécurité nationale comme pour la région. Nos services de renseignement ont du grain sur la planche. Il nous faut un travail colossal à la fois sur le sol tunisien, mais aussi en Libye et en Syrie. Cela à court termes et dans l'urgence. Mais à long terme, je pense que nous assistons à l'amorce de la fin de l'islamisme djihadiste et de l'islamisme en général. C'est une question de temps avec l'incertitude des dégâts générés par ce déclin. L'islamisme se transformera en droite conservatrice traditionnelle pour pouvoir exister politiquement. Il faut que la Tunisie et les pays voisins soutiennent donc tout processus de rétablissement de l'Etat libyen pour empêcher le radicalisme islamiste de s'installer et menacer la région. L'aide de l'Europe comme celle des Etats Unis ou la Russie est indispensable dan cette lutte. S.B.