Le développement spectaculaire de l'économie parallèle, favorisé par le désordre révolutionnaire, menace aussi bien les entreprises que les comptes publics du pays. « L'informel » ne cesse de s'incruster dans le paysage économique et social pour devenir une réalité indéracinable. Il représente une part importante de l'économie nationale, même si on peine à en avoir une représentation chiffrée, sans doute parce qu'il n'est pas toujours aisé de cerner le phénomène ou de le mesurer Les institutions financières internationales tirent, elles aussi, la sonnette d'alarme, estimant que cette activité ne cesse de gagner du terrain dans le pays, pour représenter, selon des estimations moins optimistes, 53% du PIB, l'équivalent de 40 milliards de dinars. Avec un chiffre d'affaires total à la vente de l'ordre de 6,5 milliards de dinars, la contrebande et les importations parallèles représenteraient entre 15 % et 20% du total du flux de marchandises distribué par le commerce interne. En volume, les quatre familles de produits concernées les plus importantes sont : le tabac, les produits pétroliers, les vêtements et les chaussures, l'électroménager et les produits électroniques. D'après le rapport de JOUSSOUR (think tank), le total des revenus annuels générés par le commerce parallèle est de l'ordre de 2 milliards de dinars dont 50% proviennent de la contrebande du tabac et des produits pétroliers, ce qui représente près de 2,5 % du PIB. De l'essor grandissant du secteur gris... C'est partout le même spectacle... Les centres-villes de Tunis, Sfax, Sousse et Bizerte, sont devenus d'énormes bazars à ciel ouvert. Les trottoirs sont envahis par des tréteaux et des présentoirs de fortune qui proposent au chaland tous types de produits. Cigarettes, parfums, cosmétiques, friandises ou outils de bricolage, on trouve absolument de tout sur ces stands improvisés. Un bric-à-brac bien pittoresque, souvent bon marché, qui provoque la colère des commerces légaux. « La situation n'est plus tenable ; nous payons des patentes, des taxes et des loyers, nous avons un stock à amortir, et ces vendeurs ambulants, sans autorisation et sans factures, proposent des produits similaires au pied de nos vitrines. Et la municipalité ne réagit pas ! » s'emporte un opticien de l'avenue de Paris, à Tunis. En Tunisie, les micro-entreprises du secteur informel et les contrebandiers agissent au vu et au su de tout le monde. Il ne s'agit pas d'une illégalité cachée, mais d'une illégalité tolérée. Selon quelques économistes, l'économie souterraine est un signe de bonne santé économique et sociale, si toutefois elle ne dépasse pas le seuil de 20% de l'économie globale, au delà duquel il y a danger. Un climat des Affaires en berne Selon les résultats d'une enquête réalisée par l'Institut Tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (ITCEQ) : L'instabilité politique sociale et sécuritaire, la corruption, les difficultés d'accès au financement bancaire et la complexité des procédures administratives sont les principales entraves au développement du climat des affaires en Tunisie. Cette enquête, réalisée auprès d'un échantillon de 1200 entreprises économiques opérant dans les secteurs de l'industrie et des services, réparties sur tous les gouvernorats et employant 6 mille personnes prouve que ces dépassements peuvent freiner l'attrait et l'installation de nouvelles entreprises, la création de postes d'emploi et la réduction du taux de chômage. Cette enquête a touché plusieurs aspects liés au climat des affaires dont la situation politique, sociale et sécuritaire ainsi que la corruption et leurs impacts sur le rythme d'investissement dans le pays. Selon cette enquête, 51% des entreprises enquêtées considèrent que l'instabilité politique et le manque de visibilité représentent un frein au développement de l'activité de l'entreprise et 39% d'entre elles ont expliqué la non réalisation de leurs investissements, en 2016, par l'instabilité politique. L'instabilité sociale est le deuxième frein au développement du climat des affaires en Tunisie. Selon le tiers des sociétés enquêtées, la situation sociale entrave le développement des entreprises et la création d'opportunités d'investissement et le tiers des entreprises ne compte pas procéder à l'extension de leurs projets. La sécurité entrave, quant à elle, le développement et l'amélioration du climat des affaires en dépit des réussites sécuritaires réalisées en 2016, sachant que la situation sécuritaire en Libye a eu un impact sur le climat des affaires tunisien. 48% de l'échantillon a déclaré que l'instabilité sécuritaire en Libye a paralysé le développement des activités des entreprises. Au sujet de la corruption, 56% des sociétés enquêtées ont mis l'accent sur l'aggravation de ce phénomène et le quart des chefs d'entreprises ont déclaré qu'ils ont été sollicités pour donner des pots- de -vin ou des cadeaux. Plus de 80 % des entreprises que compte la Tunisie opèrent dans le secteur informel et réalisent un chiffre d'affaires dont le montant avoisine 8 fois le budget de l'Etat tunisien, en 2015. Au regard de ces données, l'économie tunisienne ne serait qu'une économie sous-développée, une économie pré-marché, voire une économie de niveau féodal. Pourquoi le capitalisme triomphe-t-il en Occident et échoue-t-il partout ailleurs ? Pourquoi les entrepreneurs informels refusent-ils ou, à la limite, trouvent-ils des difficultés pour accéder légalement à la propriété ?. Moez Joudi : « La confiance des PME dans le gouvernement a disparu » Dans une interview accordée à un magazine économique tunisien, Moez Joudi, économiste et président de l'Association Tunisienne de Gouvernance (ATG) a déploré que les PME tunisiennes font face à une crise financière à un moment où le nouveau gouvernement s'attelle à rassembler des fonds de part et d'autre tant pour stabiliser l'économie nationale. Toutefois, il y a un manque de confiance des PME concernant les programmes de soutien du gouvernement. -Ce manque de confiance bloque t-il les activités des entreprises ? : En réponse à cette question, il a relevé que la confiance est à la base de toute activité économique et de toute relance. Aujourd'hui, la confiance a quasi disparu en Tunisie! Conjugué à un manque de visibilité, les opérateurs sont devenus frileux et n'osent plus entreprendre. Il faut donc rétablir cette confiance à travers une meilleure stabilité et visibilité. Le gouvernement doit se doter d'un plan d'action clair et définitif. Le rythme des réformes doit s'accélérer et des objectifs chiffrés doivent être fixés. La confiance vient aussi par la conviction, la perception, l'adhésion à une vision, à une stratégie et à une démarche claire. Le gouvernement doit aller dans ce sens et ne plus perdre le temps dans les querelles politiques, insipides et contre- productives. -Les entreprises sont-elles réactives aux instruments d'aide du gouvernement ? Le gouvernement doit communiquer davantage sur les instruments mis en place. Il doit savoir les valoriser et les vulgariser en même temps pour les rendre plus accessibles et pertinents. Aujourd'hui, beaucoup de PME ignorent les programmes d'aide et d'accompagnement qui sont prévus ou décidés par l'Etat. Généralement, l'information passe mal et nombre de chefs de PME croient que ce genre de programmes va bénéficier à une poignée de "privilégiés". Il s'ensuit un phénomène de désaccord cognitif qui crée des malentendus et handicape la réussite de ce genre d'initiatives. Un effort de plus sur la communication et la vulgarisation est donc demandé pour mieux percevoir la réaction des acteurs. Mohamed Chawki Abid : Comment débarrasser l'Etat tunisien de l'emprise des mafieux ? Se battre contre la mafia n'est pas une œuvre aisée, surtout quand elle s'érige en conseil d'administration des institutions de l'Etat comme c'est (presque) le cas en Tunisie. Selon Mohamed Chawki Abid, Ingénieur économiste en l'absence d'organes institutionnels de surveillance préventive et d'examen des soupçons de malversations, ainsi que d'instruction judiciaire des crimes financiers, nos responsables politiques en profitent paisiblement et agissent comme bon leur semble. A titre indicatif, nous recensons parmi nos députés: – des mercenaires roulant à la solde de lobbyistes; – des courtiers agissant en facilitateurs avec l'administration; – des affairistes-rentiers se battant pour protéger leurs intérêts; – des représentants des barons de l'économie souterraine (évasion fiscale, fraude administrative, contrebande, fuite de capitaux...). Cet économiste a relevé sur un journal électronique que tous ces parlementaires atypiques brassent des revenus illicites et défiscalisés, qu'ils s'ingénient à blanchir par des acquisitions lourdes (foncières, immobilières, matérielles) avant d'en transférer à l'étranger un coussin de devises via divers circuits. Plusieurs cas ont été pointés du doigt par leurs collègues, sans que le président de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) ne dévoile le rapport promis depuis l'éclatement de certaines affaires courant 2016, et sans que le procureur de la république n'ordonne l'ouverture d'enquêtes. Il constate, qu'en outre, des interviews avec l'ex-ministre de la Fonction publique et de la Gouvernance, Abid Briki, et divers hommes politiques, ainsi que des enregistrements de réunions récemment fuités, ont révélé l'existence de dysfonctionnements institutionnels et de dépassements personnels extrêmement graves. Ne serait-il pas grand temps de promulguer une loi sur la transparence de la vie politique, ainsi que sur la délinquance économique et financière des hommes politiques, afin de protéger les institutions de la République. Toujours selon Chawki Abid, cette loi doit instaurer un parquet financier autonome, dirigé par le Procureur de la République, organe chargé d'appréhender et de statuer sur les crimes financiers des hommes politiques. Bassem Loukil : «La Tunisie est accablée par l'administration et la mafia» Dans un entretien accordé à Afrique.lepoint.fr, Bassem Loukil, président-directeur général du Groupe Loukil, considère qu'i il y a une certaine morosité qui dure depuis 2011 avec des hauts, des bas et des espoirs suscités par les changements de gouvernement. Malheureusement, la reprise se fait attendre par ce que la restructuration de l'économie tunisienne n'a pas encore été mise en place. Depuis 2011, on entend parler des quatre/cinq priorités génériques que nous ne voyons pas venir. Nous sommes accablés par une administration qui résiste au changement et à la libéralisation de l'économie. De l'autre côté, nous avons la mafia du marché parallèle qui résiste aux réformes douanières, fiscales... -Qui bloque cette réforme ? Elle ne peut pas être effectuée par des gens venus de l'extérieur. Ils mettront six mois, un an pour comprendre ce qui se passe en son sein. Et un nouveau gouvernement arrivera au moment où ils commenceront à comprendre les rouages de notre administration. Je peux vous confirmer que 70 à 80 % des ministres qui ont occupé des postes depuis 2011 ne sont venus que pour une seule chose : avoir le titre de « ex-ministre » sur leur carte de visite. Ils savent pertinemment, lors de leur prise de fonction qu'ils vont sortir dans douze mois maximum. Certains d'entre eux provoquent même leurs départs, car un boulot les attend. Au maximum, 20 % des ministres qui ont occupé des postes dans les sept gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 étaient patriotes. Les autres sont venus pour se faire connaître, gagner de la popularité, constituer des partis, devenir des stars de la télé en venant sur les plateaux... Ces gens-là n'ont aucun intérêt à se confronter avec l'administration. Et ils se méfient des compétences. Il n'y a pas une formalité administrative en Tunisie qui ne se fait sans intervention. Pour conclure un marché, faire aboutir une demande, c'est trois, quatre relances, des contacts, des réunions qui prennent des heures, réunions dans lesquelles on nous donne des leçons. Il y a certaines administrations où la corruption est devenue la norme. C'est normal. On nous demande des bakchichs. Ça peut se faire dans l'heure si on donne, sinon, ça prendra une semaine... -Qui a peur du marché parallèle ? Une grande partie des partis politiques est financée par le marché parallèle. Chacun doit quelque chose à quelqu'un. Une attaque directe engendrerait des représailles, des scandales, une guerre entre les partis, dans les médias. À chaque fois qu'on arrête un des barons du marché parallèle, il y a une région qui rentre en émeute. Grâce à l'argent sale, les gens sont motivés, on leur donne de l'argent pour descendre dans la rue, défier l'Etat. -Comment calculer le poids de la contrebande ? En matière d'importation de véhicules d'occasion, le marché parallèle prend le dessus. Vous avez entre 25 et 28 000 véhicules qui entrent chaque année par ce biais. Ils viennent d'Europe, d'Italie. Ils arrivent à La Goulette. La Tunisie doit consommer 400 000 climatiseurs par an. Importation officielle : 170 000. D'où viennent les 230 000 restants ? Ça représente 60 % du marché ! En téléphonie mobile, l'importation officielle est de l'ordre de 1,6 million de portables. Alors que l'activation totale des trois opérateurs dépasse les 3 millions... Les exemples sont multiples. On a de quoi quantifier. Quand on compare ce qui est officiellement importé et ce qui devrait être réellement fait, les ventes qui devraient être réalisées sur le marché passeraient à 55/60 % au profit du marché parallèle. Conclusions : L'instabilité politique, sociale et la corruption enveniment le climat des affaires en Tunisie… On ne peut progresser qu'en instaurant un Etat juste et courageux Pour avancer, l'Etat doit être capable de combattre la corruption. Le climat des affaires est touché par l'instabilité politique et la corruption. L'infernal labyrinthe de l'informel n'aide pas au développement et ne crée pas la richesse. Il n'est qu'un palliatif au chômage et constitue, en conséquence, un problème grave au regard de son illégalité, la démolition de l'économie tunisienne, l'abolition de la souveraineté de l'Etat, la non-standardisation des règles qui y prévalent et par l'aliénation extrême et l'opacité de ses acteurs, les informels. Quand sera mis en place l'arsenal législatif qui a été prévu dans la nouvelle Constitution tunisienne pour permettre une émancipation de l'individu par rapport à la communauté, la garantie de la propriété, la généralisation et la standardisation des titres de propriété, le droit à une vie respectable et digne ... ? La contrebande est une véritable léthargie : Depuis la Révolution, le phénomène de la contrebande n'a fait que s'amplifier, même si cette activité se fait au détriment de l'économie, des consommateurs et de l'Etat. Cela se traduit, par : -Une concurrence déloyale vis-à-vis des opérateurs économiques -Des emplois précaires et menacés, voire risqués -La mise en danger de la santé et de la sécurité des consommateurs à cause du non-respect des normes de fabrication des produits concernés -La fraude fiscale par le non-paiement des droits de douane, des taxes et de l'impôt -L'exportation illégale de produits subventionnés -Le non-rapatriement de devises après exportation......etc. Ce fléau est un véritable cancer qui se propage à un rythme soutenu...Il ne cesse de s'étendre en termes de géographie et de produits. Serait-il nécessaire de rappeler que la drogue et les armes font aussi partie de ce trafic ? Pour certaines activités, des entreprises formelles ont totalement disparu et des emplois décents perdus...Ces entreprises ont été remplacées par des réseaux informels et des emplois précaires non protégés. Y.Kh