Certains pensent que la liberté de parole constitue la condition sine qua non de l'instauration d'une véritable démocratie. C'est que la parole est le vecteur idéal pour dénoncer dérapages et dérives et désigner ceux qui, d'une façon ou d'une autre, essaient de porter atteinte aux acquis en matière de liberté, de dignité et de justice. Malheureusement, cette même mission est passible de dévoiements, de manipulations, de travestissements de la vérité. La liberté de parole, ainsi détournée de sa voie libératrice, devient porteuse d'effets dont nous citons ici les plus dévastateurs dans l'ordre crescendo des choses. Et c'est au niveau du citoyen que cela s'opère puisque c'est sa condition d'homme libre qui est en jeu. Cacophonie, doute, confusion, égarement, réactions aux risques calculés ou non calculés, perte d'une perception correcte du réel, flancs prêtés aux démons numides, sensations de vide, de chaos et brusque culbute dans des hostilités intestines… C'est donc à une véritable descente aux enfers que nous «invite» une liberté de parole mal comprise. Et comme nous autres Arabes sommes une nation qui se meut, non pas à la mesure des appels de la raison, mais selon les impératifs, souvent irréfléchis du cœur, voilà les voies de la perdition largement ouvertes devant notre destin! Il n'est donc pas étonnant qu'après les déclarations incendiaires de M. Farhat Rajhi, jeudi dernier sur Facebook, des jeunes aient endossé la tunique des va-t-en guerre et aient investi la rue, naïvement convaincus que c'est dans ce lieu public que réside le devenir d'un pays est tracé, que c'était là la voie du salut. L'impact de ces déclarations sur ces jeunes est d'autant plus saisissant que l'ex-ministre de la Justice s'était attaqué à des acteurs-symboles de cette démocratie qui commence à gémir sous les tirs croisés de snipers de la politique magouillarde.
Au fait des arcanes du pouvoir Récapitulons les griefs développés par M. Rajhi a l'encontre de tous les hauts, accusés de comploter contre la révolution: les contacts secrets avec Ben Ali, l'armée guettant l'occasion propice pour prendre le pouvoir en cas de victoire électorale de la Nahdha, la main mise sahélienne sur le cours des événements, les dires mensonges du Premier ministre, le supposé rôle occulte de l'homme d'affaires Kamel Letaïef, etc. Bref, l'exécutif, l'armée nationale et l'unité du pays ont été injustement mis à mal. De quoi livrer la démocratie républicaine à tous les périls sous les coups de boutoir d'une rue nie sachant plus à quel saint se vouer, et ne pouvant plus séparer le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire l'intérêt supérieur de l'intérêt partisan. Le risque que la rue fonce tête baissées sur ces accusés est d'autant plus grand que la récente nomination du Général Rachid Ammar au poste de chef d'Etat major des forces armées conférait une certaine crédibilité aux thèses de Rajhi. Sur quoi reposent ces accusations? Rajhi n'a pas été en peine de les préciser. Propos en l'air, faits au gré d'une humeur vagabonde. Difficilement, crédible. Cet homme qui est un connaisseur des arcanes du pouvoir du fait de sa formation de juriste et, surtout, fort des deux mois passés dans le sérail en tant que chargé du ministère de l'Intérieur puis responsable d'une instance des droits de l'Homme avec rang de ministre, cet homme donc ne pouvait pas se laisser aller à de piètres ratiocinations. A-t-il été pris par un délire de mégalomane après avoir connu un triomphe populaire via le réseau Facebook, il y a de cela deux mois? On le serait à moins, l'ivresse du pouvoir est une réaction ravageuse, qui donne le vertige, faisant croire à l'homme qui en est atteint qu'il est irremplaçable? C'est du moins ce que laissent entendre certains responsables du moment. Certains même renchérissent sur ce chapitre. «Ayant connu une ascension fulgurante à l'aube de la révolution, puis ayant disparu de la circulation et probablement ayant connu une certaine disgrâce qui lui a ôté toute chance de monter sur le podium de la popularité, peut-être a-t-il ressenti besoin d'un grand coup d'éclat. Il s'installerait ainsi de nouveau dans les avant-lignes de l'actualité un œil fixé sur la magistrature suprême?».
Des certitudes dans l'imbroglio Ce ne sont là que des hypothèses qui peuvent être sujets à caution tout comme celles que Rajhi a, lui-même, présentées (et qu'il revendique, aujourd'hui, comme telles) sur les pages de Facebook, relatives aux personnalités qu'il a montré du doigt. Ce qu'il y a de certain dans tout cet imbroglio c'est que l'intéressé a été blessé profondément dans son amour-propre quand il a été débarqué de son poste de ministre de l'Intérieur peu de temps après y avoir été nommé. Il en a gardé un vif ressentiment qui n'a pas été étranger à son intempestive réaction. Ce qu'il y a aussi de certain c'est qu'il a fait peu de cas du devoir de réserve auquel est astreinte toute personne détentrice d'une haute responsabilité dans les instances supérieures de la nation. Et, enfin, ce qu'il y a de certain, c'est que les accusations qu'il a portées sont non seulement graves en elles-mêmes, mais graves par les conséquences qu'elles pourraient avoir sur l'unité du pays. Cette unité dont le pays a aujourd'hui, plus que jamais, besoin, pour assurer une transition démocratique qui réponde au génie de ce peuple pour qui modération, mesure et magnanimité et longanimité ne sont pas un vain mot. Il est donc impérieux de faire toute la lumière sur cette affaire, à tous les niveaux afin que la démocratie en sorte indemne, et reparte sur des bases saines et transparentes.