Quand la « grande muette » consent à sauter les lignes et à vider sa cartouchière, elle bombarde sec. Le Général Rachid Ammar, chef d'état-major interarmées, a fait une sortie médiatique les bombes à la main. Entre les réponses en pétards mouillés, les messages codés, les annonces à deux balles et les révélations en coups de fusil, le Général a mené de main de maitre son assaut cathodique. Il n'a pas voulu se retirer sur la pointe de pied mais après avoir arrosé, par des rafales bien ciblées, tout le paysage politique tunisien. Un baroud d'honneur ou une veillée d'arme ? Une fuite en avant ou un de repli tactique ? Il n'a pas rompu seulement le silence, il a rompu également les canons politiques. Sa tonalité a pris sciemment quatre principaux timbres : La gravité, l'austérité, la colère et l'ironie. L'effet d'annonce a bouclé la gamme. Un exercice de style haut en couleurs et en expressions. Tantôt droit dans ses bottes, tantôt à contre courant, tantôt fauve en cage, tantôt homme de terroir, tantôt roi lion, tantôt oiseau blessé, tantôt saint protecteur, tantôt héros incompris. Il a joué sur la symbolique, en choisissant le 24 Juin 2013, jour de célébration du 56ème anniversaire de la création de l'armée nationale pour annoncer son retrait et se prévaloir de son droit à la retraite. Il n'a pas choisi le service public comme le commande le bon sens s'agissant d'un commis de l'Etat, au rang aussi élevé soit-il, mais une chaine privée dont la ligne éditoriale d'ensemble ne fait pas mystère, et dont le son de cloche contre le gouvernement, la Troïka, Ennahdha essentiellement, ne se dément pas. Là aussi, la symbolique refait surface. Quand il insiste que la Tunisie est une « terre chaude », au propre comme au figuré, derrière les mots se faufile la symbolique. Les interprétations et les analyses sont partagées au sujet de sa prestation, de son contenu surtout. De la lâcheté à la bravoure, les commentaires vont bon train. Est-il parti la tête haute ou par la petite porte ? Le timonier a-t-il lâché le navire en pleine bourrasque ou a-t-il reculé pour avoir un meilleur élan et mieux sauter ? « Cirque Ammar » en plein spectacle ? Il n'a un grand pas que d'aucuns se sont amusés à franchir, un rictus farceur sur les lèvres. Il est vrai que son argumentaire sur son droit à la retraite bat de l'aile. Pourquoi le faire valoir maintenant, et pas depuis 2006 ? Qui plus est dans un contexte pourri sur tous les plans où la force militaire nationale ne sait plus dans quel sens donner de la tête tant elle est confrontée à divers chantiers plus ardus les uns que les autres. En tout cas, l'homme semble blessé, dans son honneur et dans sa fonction. Il a levé ses boucliers et pointé d'un doigt rageur la campagne de dénigrement contre l'institution militaire. Sa réaction fulgurante à ce sujet est à la mesure de son amertume et témoigne un profond dépit, une abrupte désillusion, une gratuite ingratitude qu'il a vécue comme un drame personnel. Il est clair que le Général est à la croisée des chemins, cognant sur un mur qu'il n'arrive pas à enjamber. Un sourd malaise, voire un conflit, larvé ou ouvert, entre l'institution militaire et l'appareil gouvernemental. Il ne s'en est pas caché même s'il a usé de messages chiffrés et de paraboles verbales pour se faire comprendre, entres les mots et derrière les formules. Dans le même style indirect, il a taillé en pièces la prestation et la compétence du gouvernement. Il est allé jusqu'à signifier que l'armée nationale ne peut plus protéger le pays, critiquant implicitement le gouvernement pour sa politique sécuritaire défaillante et son manque de coordination avec l'appareil militaire. Ce n'est pas fortuit qu'il ait répété jusqu'à la redondance, abusant de pléonasme, que la loyauté de l'institution militaire est envers la république et non envers le régime au pouvoir. Ce qui pourrait être perçu comme un aveu de clivage sinon de cassure au sein de l'Etat sur la question sécuritaire. La rupture est consommée avec la Troïka. Il n'est pas non plus par pur hasard que le Général ait mis longuement l'accent sur les accrochages de Soliman en 2006, en comparaison avec ce qui se passe actuellement sur les hauteurs de « Chaâmbi ». Il n'a pas manqué de fustiger l'impunité dont bénéficient les terroristes salafistes et l'implication de certaines parties politiques dans ce cadre. Même s'il réfute le concept de pieuvre terroriste et préfère invoquer un mouvement extrémiste visant à renverser l'Etat et à modifier le modèle de société. Il n'est pas exclu qu'il ait voulu suggérer deux idées ou constats : 1- Le régime déchu a mieux traité le fléau terroriste que la Troïka, en mutualisant toutes les forces vives derrière un plan de lutte fédérateur et opérationnel. Ce qui n'est pas le cas en ce moment, l'obscur imbroglio de la montagne « Chaâmbi » étant la preuve. 2- En démantelant le dispositif de renseignements, le gouvernement a affaibli le niveau de riposte des formes sécuritaires et militaires. D'ailleurs, sa proposition, tout à fait pertinente par ailleurs, de mettre sur pied une « Agence Nationale de renseignements » procède de la même trame de fond. Par là, il confirme son jugement que le gouvernement a failli à sa mission, indiquant, d'une manière plutôt cryptée, qu'il ne lui fait plus confiance. Pour preuve, n'a-t-il pas convaincu Hamadi Jebali de sa suggestion de constituer, comme alternative à la crise politique, un gouvernement de technocrates. Cet épisode montre, au moins, que malgré les envolées du Général sur sa volonté de ne pas mêler l'institution militaire aux contingences politiques, il reste quand même d'un bon conseil et d'une bonne écoute pour les hommes politiques. Donc, il est plein dans le mille dans le périmètre politique. En martelant que la légitimité du gouvernement était arrivée à expiration le jour de l'assassinat de Chokri Belaid, il enfonce un autre clou dans le cercueil de la Troïka, de l'ANC et des institutions en découlant. Ses répétitives références sur les saints hommes et les mausolées, qu'il tient pour le premier rempart de la Tunisie et leur accorde le rang de sauveurs, traduisent un message à l'adresse de la mouvance salafiste terroriste. Comme quoi la Tunisie conservera, vaille que vaille, son identité ouverte, moderne et séculière ainsi que sa propre lecture exégète de l'Islam et que le virus wahhabite ne contaminera jamais ses terres. . Même cause, même effet. A la démission l'ancien Ministre de la défense nationale, Abdelkrim Zbidi, l'opinion publique, dans toutes ses composantes, a anticipé sur ses réelles intentions et sur ses ambitions politiques. Idem pour le Général Rachid Ammar. Il bénéficie certes d'une légitimité populaire et d'une stature d'homme d'Etat mais se sentirait-il investi d'un destin national ? En réclamant son droit à la retraite, prépare-t-il sa reconversion politique ? En toute vraisemblance, son avenir sera politique, mais comment ? Il a précisé avoir rejeté la présidence de la république suite à la révolution, cherche t-il à briguer le poste à travers les urnes ? En tout état de cause, peut-être personne ne doute que le Général soit ou fût professionnel jusqu'au bout des ongles et qu'il dispose d'un large courant de sympathie dans la population. De ce fait, il serait certainement un atout majeur et une carte de première main pour tout parti politique qui parvient à lui mettre la main dessus et à le convaincre de joindre ses rangs. En tout cas, ce ne sera guère Ennahdha !