Après toute une semaine de conciliabules, le suspens à son comble, le conclave a laissé filtrer une fumée ni blanche ni noire mais incolore, voire grise. La sentence est tombée, caustique, ambigüe et non moins ouverte à toute sorte de lectures. En tout cas, la décision de neutralité d'Ennahdha, par rapport aux candidats en course pour les élections présidentielles, a sonné le glas pour certains qui ont perçu ce verdict tel un couperet, et a ouvert des perspectives pour d'autres. Etant entendu que l'ambigüité constitue parfois une technique de négociation et un levier de positionnement. Après nous avoir rabattu les oreilles avec sa proposition de « candidat consensuel », qui d'ailleurs n'a pas fait long feu suite au scrutin législatif, après avoir suspendu longtemps les tunisiens intéressés aux tractations de son fastidieux « Mejless Choura », les pontes ont tranché dans le vif, accordant à leurs militants et leurs sympathisants le libre arbitre de voter, surtout en masse, comme bon leur semble. Neutralité positive ou jet d'éponge ou fuite en avant ou grand écart ou offensive tactique ou aveu déguisé? La porte reste ouverte à toutes les interprétations, même les plus invraisemblables. De prime abord, une question se poste avec autant d'insistance que de pertinence : Comment se fait-il qu'un parti, qui plus est la deuxième force politique au pays, refuse de présenter un candidat ou même d'en soutenir un autre ? Une situation rarement vue. A priori l'exception et le miracle tunisiens continuent de battre leur plein et de donner le tournis à plus d'un observateur. En favorisant la position de recul, Ennahdha a montré, encore une fois, son sens pragmatique et sa faculté de manœuvre. A Mont-plaisir, les fines gâchettes ne manquent guère, ils savent comment retourner toute situation à leur profit. La neutralité annoncée d'Ennahdha laisse suggérer des dividendes déjà tombées dans son escarcelle. D'aucuns estiment que ce parti, à la fois lucide et manœuvrier, ne peut se positionner de la sorte sans écrémer, au préalable, quelques profits. De quoi s'agirait-il en fait ? Diverses options, forcément arbitraires et non exhaustives, pourraient être avancées dont ci-après les plus importantes : Option I : Compromis préalable avec Nida Tounes. Se voulant rassurant, BCE a laissé comprendre que son gouvernement sera ouvert à tout le monde, y compris Ennahdha. A cette invite, il n'est pas exclu qu'Ennahdha ait décidé de lâcher en rade les candidats suspendus à sa décision et son idée de « candidat consensuel » pour joindre la coalition gouvernementale. Il est tout à fait logique de penser qu'en contrepartie, Nida Tounes lui a promis quelques portefeuilles au gouvernement. Un deal possible et qui explique le mot d'ordre d'Ennahdha. Y aurat-il eu un »gentleman agreement » sous la table ? Il y a un pas que nombreux ont allégrement franchi. Option II : Refus de miser sur un cheval perdant. Convaincu que, d'ores et déjà, la messe est dite et que la victoire de BCE est inéluctable, voire même au premier tour, les stratèges d'Ennahdha ont décidé de ne pas prendre le risque de parrainer un candidat voué à l'échec et ainsi de s'éviter un second fiasco. Dans leur esprit, la neutralité est la posture la plus confortable. Pourquoi s'afficher avec un looser ? D'autre part, cette position laisse penser qu'Ennahdha ne croit en aucun candidat. Personne ne peut se mesurer à BCE, alors autant se replier et laisser à son réservoir d'électeur la liberté de choisir leur candidat. Option III : Consigne de vote camouflée. L'hypothèse d'une tactique à deux vitesses n'est pas à écarter, connaissant les réflexes d'Ennahdha d'user et d'abuser de double langage et de discours à géométrie variable, au gré des contingences politiques. Il n'est donc guère impossible qu'Ennahdha ait décidé de s'habiller de neutralité à l'extérieur et de favoriser un candidat en interne. Il est bien connu que sa base pencherait vers le pire ennemi de BCE, à savoir Moncef Marzouki. Par conséquent, une neutralité de façade sur fond de choix en sous main. L'appel lancé à son électorat de voter massivement, tout en s'affranchissant de toute instruction de vote à ses troupes, reste équivoque et voué à toutes les interprétations. Option IV : Retour en force au deuxième tour. Peut-être qu'Ennahdha aurait décidé de faire profil bas au premier tour et de jouer son va-tout au second, une fois que le poids électoral de chaque candidat sera relevé et les deux protagonistes du duel final seront connus. L'hypothèse n'est pas à exclure. Dans ce cas de figure, Ennahdha serait dans une position moins contraignante et ainsi amené à donner une consigne de vote. Dans une certaine mesure, il n'est pas interdit de penser que le type de compromis sur la coalition gouvernementale conditionnerait son choix et sa décision au deuxième tour des présidentielles. En conclusion, depuis le scrutin législatif, Ennahdha, assis entre deux chaises, cherche à ménager la chèvre et le chou et à tirer son épingle du jeu. Est-ce fortuit que depuis, son plan de communication préserve BCE et Nida Tounes et se garde de les clouer au pilori. Une véritable offensive de charme à l'adresse de BCE et son parti. La manœuvre est à deux niveaux : D'une part, faire partie de la prochaine coalition gouvernementale (et pourquoi pas arracher la présidence de la nouvelle Assemblée des Représentants du Peuple), et d'autre part, en contre partie, par modus vivendi tacite et non déclaré, se rabattre sur une position de neutralité pour ouvrir la voie à BCE sans miser sur un cheval perdant d'avance ni être éclaboussé par sa débâcle le cas échéant. En un mot, continuer à voler haut sans se brûler les ailes.