A peine lancée, l'idée de réconciliation nationale en matière économique et financière a partagé l'opinion publique et la classe politique. Entre partisans et adversaires, le ton monte d'un cran et la course aux arguments et aux contrarguments bat son plein. Des voix s'élèvent pour taxer la loi en question d'acte sabotant le processus de justice transitionnelle ou récompensant la corruption ou même précipitant la désunion nationale. Vu de cet angle, le projet risque de ne pas faire long feu. Dans le même ordre d'idée,la réconciliation nationale n'est-elle pas le noyau dur de l'union sacrée ? Le projet de loi empiète-t-elle sur le processus de la justice transitionnelle ? Confisque-t-elle, de facto sinon de jure, les attributions de l'Instance Vérité et Dignité (IVD) ? N'y a-t-il pas un partage de rôle et un motif de complémentarité et de synergie entre la Loi de réconciliation nationale (traitant des dossiers de malversation) et l'IVD (traitant des affaires politiques et des cas de violation des libertés) ? Tout autant de questions qui se posent et s'imposent. Le premier à dégainer est le Front Populaire (FP), égal à lui-même, toujours prompt à tirer sa salve d'éternel opposant. Il ne propose aucune alternative, se contentant d'exprimer son hostilité. Le FP n'a pas manqué d'en faire le lien avec l'Etat d'urgence et le pouvoir d'exception que ce dispositif offre. Autrement dit, le pouvoir exécutif s'est caché derrière l'Etat d'urgence et en a usé comme couverture pour initier un tel projet de loi. De par les dispositions pertinentes de la Constitution Tunisienne, l'Exécutif n'a pas besoin d'un tel subterfuge pour lancer un projet de loi. En tout temps, Etat d'urgence ou non, il en a le droit absolu sous réserve qu'il respecte les procédures constitutionnelles en vigueur. En tout cas, il y a lieu de s'interroger si le processus d'adoption d'une loi entre ou non dans le cadre de l'Etat d'urgence. A priori non, dans la mesure où celui-ci n'affecte pas, en principe, l'ordre constitutionnel et l'agenda législatif. Nul doute, tout un chacun est en droit de contester, voire même de descendre de toutes ses griffes tel ou tel projet de loi. Là n'est pas la question. Mais refuser au pouvoir exécutif ses prérogatives constitutionnelles, en invoquant le rempart de l'Etat d'urgence, c'est là où le bât blesse, c'est là où la réaction interpelle. En tout cas, pas au point d'appeler les tunisiens à investir les rues pour faire barrage au texte et en faire un pétard mouillé. Pourquoi on accepte de donner une seconde chance aux extrémistes, impliqués dans le terrorisme, pour peu qu'ils n'aient pas le sang sur la main, et on en refuse de même aux coupables de malversations et de détournement des deniers publics, à l'exception d'actes établis de corruption et d'extorsion de l'argent public ? Le principe est indivisible, il ne peut être décliné ou prévalu à la tête du client. C'est faire preuve de schizophrénie intellectuelle et politique, voire même de myopie humaine que d'accorder à l'un ce qu'on refuse à l'autre, l'un et l'autre étant bien sûr lotis à la même sinistre enseigne. Les mains d'un apprenti terroriste sont-elles plus propres, ou plutôt moins sales, que celles d'un ripou en herbe ? Il ne s'agit pas de dresser la typologie des infractions ou des crimes ou de catégoriser ceux qui ont fait souffrir et la Tunisie, mais d'aucuns estiment qu'entre celui qui arrache la vie et celui qui arrache le pain, il n'y a guère photo. Nul doute que plein d'hommes d'affaires ont profité du système, érigé en modèle de gouvernance de la dictature déchu. Ils ont volé, pillé, confisqué, vandalisé, ruiné. Ils sont redevables à divers titres. Personne n'élude les délits, personne n'oublie mais est-ce que personne n'est en mesure de tourner la page dans un esprit d'intérêt national, rien que pour l'intérêt national ?! L'homme révolutionnaire, digne d'en porter la tunique, n'est guère revanchard sinon qu'est ce qui le différencie de son bourreau d'hier et de sa proie d'aujourd'hui. Vraiment rien. Sauf que le premier a agi par cupidité et le deuxième a agi par vengeance. Sinon, l'un et l'autre sont de la même trempe. L'idée de revanche est pire que son motif. Un homme juste et sage privilégie la justice, le sens humain, le recul, la hauteur et la grandeur au lieu de faire valoir l'instinct vengeur. Il n'est nullement question ici de défendre le pouvoir exécutif dans sa démarche législative ni, encore moins, de plaider la cause des hommes d'affaires tunisiennes convaincues de malversation et de pillage ou de leur offrir une seconde virginité, loin s'en faut. Le propos est d'encourager toute alternative en mesure de régler ce complexe et sensible dossier dans l'intérêt national. On peut discuter des formules, critiquer telle ou telle idée de solution ou de compromis, lever les boucliers contre toute initiative d'où qu'elle vienne et quelle qu'en soit la portée. Toujours est-il qu'il y a pratiquement un consensus sur l'impératif de résoudre une fois pour cette sombre équation, bien sûr dans la droite lignée de la justice, de l'intérêt national et de la volonté de tourner définitivement la page, après en avoir bien lu le contenu et en avoir tiré les enseignements les plus édifiants. Une page certes obscure mais la tourner vaut nettement mieux et plus que s'entêter à en fixer la teneur. Face à ce chantier, il n'y a que deux choix : Soit on pardonne aux coupables, en contrepartie de dédommagement au profit de l'Etat, en réparation des préjudices commis. Soit on les accroche à la potence de la vengeance, sur fond de chasse aux sorcières, sous prétexte que rien n'absout leurs méfaits et leurs forfaits contre le budget de l'Etat et la vie du peuple.Avant de squatter les tribunes et de monter sur ses grands chevaux, il faut savoir vraiment ce qu'on veut ? Réintégrer dans la société des hommes qui ont failli selon des conditions qu'on aura décidées et imposées ou les exclure de la vie civile, de la vie active et de la vie tout court, sans que le trésor public n'en profite ? En tout état de cause, ces hommes pointés, coupables d'avoir failli et triché, n'en sont pas moins tunisiens. Ils ont, de toute évidence, des comptes à rendre et des sanctions à subir. Il ne s'agit guère de faire amende honorable ou de passer l'éponge, loin s'en faut. Ils passeront à la caisse au lieu de passer à la prison. Si d'aventure ils sont tous sous les verrous, quelle belle jambe en feront l'Etat et le peuple. Le cas échéant, qui en aura tiré profit. Certainement pas l'appareil économique national ni , encore moins, l'environnement d'investissement Quand le Front Populaire et le CPR font bloc et mène le même combat, il n'est pas interdit d'en déceler un signe de fin de monde. Soit les deux partis ont lâché l'armure. Soit la cible sur laquelle ils joignent leur fusil et dégainent, d'une manière simultanée et directe, mérite tous les tirs croisés. Au moins, Béji Caid Essebsi (BCE) a ce mérite, d'avoir concilié entre deux formations adversaires, voire ennemies, d'avoir permis au Front Populaire et au CPR de mettre la main dans la main et de parler d'une seule voix. Et ce n'est pas peu de chose, tout compte fait, par les temps qui courent.