'' En vivant en Europe, il y a deux choses pour lesquelles j'envierai toujours mes amis européens et je ne m'en cacherai jamais'' Je fais partie des jeunes tunisiens nés avec une cuillère d'argent sinon d'or dans la bouche. La loterie de la vie m'a donné des parents éduqués et éclairés établis à la Marsa. Grâce à ces variables que je n'ai pas choisies, j'ai pu bénéficier de la meilleure éducation disponible en Tunisie. Toutefois, le système tunisien étant ce qu'il est, je faisais partie des jeunes prêts à l'export. On m'a souvent dit que l'enseignement en Europe était meilleur - ce qui n'est pas tout à fait faux. Alors, faisant partie des francophones francophiles dits "tataouet el Marsa" ou "7outhela frankoufouneya", je me suis naturellement orientée vers la France pour un tat de raisons dont le passé colonial, la langue, la proximité géographique etc. Je me suis donc envolée pour poursuivre mes études en France, puis en Belgique. Mon immigration a commencé. J'ai entamé il y a quelques jours une cinquième année en Europe. En fait, tu te rends compte de ta situation d'immigré lorsque tu te rends à la préfecture pour la première fois et que tout est organisé de manière à t'expliquer que tu n'as pas ta place dans ce pays qui n'est pas le tien. Tu auras beau t'intégrer - et diantre que je suis intégrée dans la culture française - tu resteras la petite maghrébine, l'arabe, celle qui n'a pas l'air, celle qui ne fait pas "arabe" etc. On s'évertue à t'expliquer que tu n'es pas la bienvenue, car tout le système est fait pour te faire sentir cela. En vivant en Europe, il y a deux choses pour lesquelles j'envierai toujours mes amis européens et je ne m'en cacherai jamais. D'abord, la légitimité. C'est un luxe de ne pas avoir à acquérir la légitimité de se trouver là où ils se trouvent et de devoir effectuer diverses procédures pour pouvoir rester dans un autres pays, y travailler et contribuer à son économie. Ensuite, je les envies pour leur système éducatif. L'autre luxe est celui de bénéficier d'une bonne éducation dans son propre pays et de ne pas avoir à quémander le savoir dans un autre pays. Parce que finalement pourquoi quittons-nous ? Nos parents nous envoient à l'étranger pour pouvoir bénéficier de ces choses que la Tunisie ne nous a pas données. Ces choses : un diplôme ou une série de diplômes. L'immigration est une gifle quotidienne, une baffe de responsabilités pour lesquelles on n'est jamais prêts. L'immigration c'est se coucher tous les soirs loin des siens en brandissant une pancarte de fausse liberté. On se croit libres en quittant le cocon familial mais on ne l'est pas. Ta vie d'immigré, en vrai, ressemble vaguement à celle que tu as fantasmée à la fin du lycée ou à la fin de la licence : personne ne veut partir pour se taper les factures EDF, les correspondances démentielles à Châtelet-Les Halles, la queue à la préfecture, le racisme ordinaire. Nous arrivons en France ou ailleurs avec un rêve (puéril et naïf) qui s'avère irréalisable. Pourquoi ? Parce que d'autres de nos semblables avec moins de chance le jour de la loterie, plus communément appelée la naissance, ont poussé leur premier cri du mauvais côté de la côte et qui ont rêvé autrement, d'autre chose - sans doute à tort. Ils ont alors pris une barque et ont essayé de se faire une place là-bas, là où les humains sont plus respectés. Et ils se prennent la gifle cyclopéenne de la "Hogra" en Europe qui n'est pas si différente de la "Hogra" en Tunisie. L'immigration commence par un rêve d'une vie meilleure que l'on n'a pas, ou en tous cas pas tout de suite. On va, on revient, on rentre à la maison pour prendre des vacances, taper la bronzette, danser les jeudis à la Coloserie et boire des bières au Yuka puis on fait ses valises et on rentre à Paris ou Bruxelles ou Londres ou Berlin pour reprendre sa petite vie de là-bas. On ne sait plus vraiment où se situe la "maison" : est-ce la maison familiale, le foyer, les racines ou est-ce la chambre qu'on occupe dans une coloc, petite, étroite et froide mais donnant de grandes ailes pour voler ? On retrouve ses repères et on reprend les études et on cherche du travail. Là, on tombe sur le RH exécrable ou le RH "3sal eddenia", le professeur fantastique ou celui qui méprise l'identité maghrébine, le manager sympa et curieux qui pose des questions sur la Tunisie ou celui qui se prend pour Jean de Hauteclocque (pire résident général envoyé par la France aux indigènes tunisiens). Tout ce parcours est rythmé par des craintes inexpliquées et inexplicables : mille et un rappels pour ne pas oublier de prendre rendez-vous à la préfecture puis pour ne pas oublier le jour du rendez-vous, préparer ses documents en plusieurs exemplaires au-cas-où... faire la queue à la préfecture à partir de 5 heures du matin pour demander une APS parce qu'ils décident arbitrairement du nombre de personnes qu'ils vont prendre, donc il faut faire partie des premiers. Personne ne te le dit mais on te fait comprendre que tu es un humain de seconde catégorie, un humain qui n'est pas né au bon moment au bon endroit (dans le cas de la Tunisie, pour faire partie des privilégiés, il fallait naître sous Carthage, non ? ). Tu fais les procédures et tu te bats, parfois tu es suffisamment chanceux pour avoir un RH qui se bat avec toi. Mais en réalité, tu es seul. Tu tiens entre tes mains une enveloppe remplie de documents et ton passeport vert terni de visas en tous genres et tu te plantes devant la porte de l'administration dont dépend ton avenir sans savoir quoi faire. Elle te nargue. Ton désarroi te nargue. Et surtout, ton passeport, symbole de ta nationalité te nargue. Pourtant, tu l'aimes, cette nationalité.