« On peut mentir une fois à tout le monde, on peut mentir tout le temps à une personne, mais on ne peut pas mentir tout le temps à tout le monde ». Abraham Lincoln Deux jours durant, les nahdhaouis ont sillonné le pays pour fêter le trente-deuxième anniversaire de leur prestigieux mouvement. Leur chef, plus arrogant que jamais, soutient, avec tout le sérieux du monde, que la naissance de sa secte est un événement saillant de l'histoire de la Tunisie, sous-entendant par là, insidieusement comme à son habitude, que la mise en place de sa confrérie est aussi importante que l'indépendance du pays et l'édification de l'Etat national. En somme, il s'agirait, selon Rachid Gannouchi, d'une véritable renaissance du pays. C'est cela qui explique que, au terme d'un parcours particulièrement agité, son mouvement ait décidé de changer de nom : il s'est octroyé, comme par hasard, celui d'Ennahdha ! Il est du droit des nahdhaouis d'être fiers de leur mouvement et de s'attribuer autant d'exploits qu'ils le voudraient, mais il n'est pas de leur droit de mystifier les faits et de continuer, dans le cadre d'une fiction qui n'est pas sans rappeler la fameuse fable de L'agneau et du loup, de jouer à l'éternelle victime. Leur parcours est loin d'être aussi irréprochable qu'ils le prétendent et leur apparition, sur la scène politique du pays, au milieu des années soixante-dix, est loin d'être une bénédiction pour une Tunisie exsangue, ployant sous le poids d'un totalitarisme insidieux d'autant plus virulent que son promoteur, affaibli et sénile, faisait passer pour du paternalisme. Le Mouvement Islamique Tunisien, comme toutes les formations politiques qui se faisaient passer pour des associations prédicatives, a hérité des tares de son modèle fondateur, promu par l'Egyptien Hassan Banna, vers la fin des années vingt. L'histoire de ce mouvement est assez représentative de tous ceux qui, suivant son exemple, ont éclos un peu partout dans le monde arabo-musulman. La violence s'avère être l'un des principes majeurs de l'idéologie islamiste qui se proposait de renverser les régimes impies et de restaurer le califat. Le Jihadisme, dans l'expression terroriste que nous lui connaissons aujourd'hui, est en germe dans la théorie de la Jahiliyya (جاهلية) et d'El-hakimityya (الحاكمية), élaborée par l'un des idéologues les plus prestigieux de cette secte, le célébrissime Saïd Kotb, condamné à mort par Jamel Abdel-nasser suite à un attentat avorté, perpétré par les Frères Musulmans pour s'emparer du pouvoir. Le père fondateur a eu lieu aussi une fin tragique. En 1949, alors que son mouvement était en pleine crise, il a succombé à un attentat dont l'auteur n'a jamais pu être identifié de manière certaine. Ces faits, et bien d'autres encore qu'il serait fastidieux de citer dans cet aperçu, sont la conséquence, somme toute logique, de la vocation putschiste de ce mouvement. Les Tunisiens, qui ont été témoins du duel qui a opposé Bourguiba aux islamistes (j'en fais partie), aguerris et prêts à tout pour le renverser, ne sont pas prêts d'oublier la terreur que ces derniers ont fait régner dans le pays pour précipiter la fin du régime. Le recours à l'acide et aux armes blanches était parmi les moyens de persuasion les plus éloquents que les islamistes « modérés et pacifistes » (à en croire un certain Ameur Laraïyedh, appuyant les dires d'un certain R. Gannouchi) ont adoptés. Plus tard, des moyens, encore plus convaincants, seront expérimentés, dont les attentas à la bombe qui ont ensanglanté certains établissements touristiques à Sousse et à Monastir. Il ne serait pas inutile de rappeler que des mouvements radicaux de gauche existaient à l'époque, représentés principalement par Perspectives et, plus tard, L'ouvrier Tunisien, mais que, contrairement au Mouvement Islamiste, ils n'ont jamais recouru à la violence dans leur confrontation avec le régime affaibli de Bourguiba. Ces derniers avaient, pour mots d'ordre, le socialisme, la liberté, le partage équitable des biens. Les Islamistes, s'inspirant de l'exemple des croisés du moyen âge, se battaient pour l'Islam, et rien que pour lui. Ni la liberté, ni la dignité, ni la démocratie ne faisaient partie des préoccupations d'une secte qui croyaient, dur comme fer, que l'Islam est la solution de tous les maux dont souffrait la société d'alors, et dont souffre notre société actuelle. On dirait que rien n'a changé depuis, que rien ne change jamais sous le soleil. Les recettes antiques sont toujours aussi efficaces. Le récit que nous livrent les islamistes, aujourd'hui au pouvoir, de leur itinéraire, ne diffère en rien de celui que Bourguiba, et Ben Ali à sa suite, ont livré aux Tunisiens pour les persuader qu'ils sont les plus aptes à les diriger, compte tenu des sacrifices qu'ils ont consentis pour les libérer du colonialisme ou du despotisme. Comme tous les récits, concoctés par les vainqueurs d'une ère donnée, il n'est pas exempt de mystification. La vérité que l'épopée nahdhaouie, narrée par R. Gannouchi et ses collaborateurs, est, en tout, semblable à la vérité bourguibienne, en vertu de laquelle il s'est arrogé le statut de combattant suprême. Elle est semblable également à la vérité de Ben Ali qui, du putschiste qu'il était, a fait de lui l'artisan du changement. Pour se donner bonne conscience, les nahdhaouis tiennent à leur statut pathétique d'agneau, oubliant que, depuis le 23 octobre 2011, et au vue de leurs désolantes prestations, ils sont devenus de véritables loups, aussi féroces que ceux qui l'ont précédés. R. Gannouchi et son orchestre pourrait continuer son œuvre de mystification, il ne convaincra, parmi les Tunisiens, que ceux qui ont pris déjà son parti et sont prêts, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le nationalisme et la piété, de le défendre becs et ongles. La modération de sa secte, qu'il est allé monnayer auprès d'organisations américaines d'obédience sioniste, serait à l'origine de ses déclarations fracassantes à Sfax, dont cette perle inestimable : « Depuis 2012, plus personne ne se dit communiste ou athée en Tunisie ». Si son hôte américain venait à apprendre cette malheureuse saillie, il se dirait que le sheikh l'a roulé dans la farine en lui assurant, Coran à l'appui, que l'Islam garantit la liberté de conscience ! Pour le commun des mortels, dont je fais partie, habitué depuis belle lurette à la duplicité du Machiavel tunisien, c'est l'arrogance de l'inquisiteur, que R. Gannouchi se croit désormais être, qui est la plus inquiétante. Bien plus grave encore, cet homme se croit plus fort qu'Allah et s'estime, pour cette raison, capable d'imposer sa foi rétrograde à tout le monde. Dieu, qu'il soit loué, n'a pas estimé, lui, nécessaire, de forcer si outrageusement la conscience de ses créatures. De quelle manière se prendrait R. Gannouchi pour réussir cet exploit ? Nous présumons que, modéré comme il est, le César d'Ennahdha ferait appel à ses enfants, très modérés eux aussi, pour répandre la bonne parole et inciter les plus récalcitrants, parmi les Tunisiens, en l'occurrence les communistes et les athées, de se repentir et de rejoindre le troupeau des bienheureux, prosternés à ses pieds !